C’est un lieu commun qu’il n’est vain de rappeler : la poésie française manque d’humour ; elle rit peu : le rire ni le sourire ne sont l’objet d’une tradition poétique marquée. Si l’humour affleure dans la satire, par exemple, traditionnelle, on reste dans un entre-soi (les poètes s’adressent aux poètes). Si on regarde du côté de la fantaisie, du cocasse, de la légèreté, on frise la rimaille enfantine quand on ne s’y complaît. On notera toutefois, dans la tradition récente, de bonnes cuissons de langage (Robert Desnos) (Jean Tardieu), de l’humour con (Jean L’Anselme), du burlesque clownesque (Jean-Pierre Verheggen, mais il est belge), cela souvent relégué à l’histrionisme de cuisine, car, répétons-le, l’humour n’a pas bonne presse chez les poètes eux-mêmes. L’humour ravageur avant-gardiste ayant contribué, quant à lui, à une volonté de destruction de la poésie, ou à sa haine (poètes qui se moquent de leurs pairs, ou de leurs impairs).
Cette petite digression teintée de malice fourbe pour avancer en toute subjectivité que le manque d’humour s’étend à une vaste partie de la poésie française contemporaine. La poésie, c’est sérieux.
On peut rire de la poésie, mais on ne rit pas avec la poésie.
Et certains préfèrent en rire, comme Jean-Pierre Verheggen (mais il est belge).
Depuis quelques décennies, ne trouvant point leur compte dans la « bibliothèque » française, quelques poètes français regardent outre-Atlantique pour se donner de l’air et prendre le large. Du côté de l’Amérique de Charles Bukowski, de Richard Brautigan, de Raymond Carver ou de Dan Fante, des désenchantés chez lesquels le tragique de vivre fut tourné en dérision en tant qu’arme d’attaque pacifique. Sous leur tutelle, on rit jaune, comme Tristan Corbière, mais avec moins de déférence pour la langue.
Frédérik Houdaer, en droite lignée d’un récent aîné, Roger Lahu, appartient à cette famille de poètes qui ont pris l’air outre-Atlantique. Non seulement cela, mais aussi, petite goutte provocatrice, il puise dans ce que les têtes universitaires désignent sous l’appellation dénigrante de « paralittérature »1, dont il est issu (et dont il utilise en poésie un certain nombre d’archétypes et de codes), puisqu’il commença (et continue) de publier des romans noirs et des romans policiers2, avant de venir à la poésie, tardivement (Angiomes, La Passe du Vent, 2005), et, selon ses dires, sans qu’il ne connût alors rien ou quasi à la poésie (autre geste provocateur adressé à la gent intello-poétique).
« Pardon my French » est une expression populaire anglaise par quoi le locuteur (de langue anglaise) s’excuse de s’être appuyé sur un juron ou une grossièreté, d’avoir usé du langage populaire, pour énoncer un avis ; littéralement : « pardonnez mon français » : excusez-moi d’être grossier, c’est-à-dire « passez-moi l’expression ». Il semblerait bien que la langue anglaise use d’un euphémisme ironique pour moquer la langue française et son dit bel et bon usage resté dans les esprits héritiers de ce que Claude Favre de Vaugelas désignait comme « la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps »3 (lesquels auteurs devaient prendre dans la noblesse des genres et des sources (mythologiques)). Ironiquement, irrévérencieux, dès son titre, Frédérick Houdaer ne s’excuse pas d’écrire des poèmes qui s’appuient sur la vie populaire (la partie non courtisane du pays) et en langue crue (ou verte) ; il écrit de la poésie populaire, non pas une poésie qui agite la vieille pompe molle d’une poésie écrite pour tous et surtout pour ceux qui ne lisent pas habituellement de poésie, mais parce qu’il puise des situations et des saynètes dans la vie quotidienne, celle que vit le peuple ; il puise dans la mythologie populaire ; ce faisant, il ne se situe ouvertement point parmi « la plus saine partie des auteurs du temps ». Usant pour cela d’une langue qu’on trouve plus couramment dans les romans policiers ou noirs que dans les livres de poèmes, d’une langue qui ne déconstruit pas la langue, mais qui est issue de l’usage courant, d’une langue parlée (semi-parlée, puisqu’elle est écrite). Son parlé-écrit tient plutôt de Frédéric Dard que de Racine. Où la poésie de Frédérick Houdaer est d’un bel effet tient dans le fait qu’elle trouve dans toute situation vécue un comique de situation, quand bien même il n’y en aurait pas, et chaque poème se termine par une pirouette (volontairement) bancale qui relève d’une morale far fetched (tirée par les cheveux), et assumée comme telle.
Le poète-narrateur se met en scène en tant que poète dans les situations ou anecdotes dont il fait la courte narration, il en est un des personnages actifs, et nous le retrouvons dans une scène de la vie ordinaire, devant la télévision, dans un café, dans un après-festival de poésie, sur un marché, dans un ferry, un car, un train ou en train de faire l’amour. Les poèmes de Fréderick Houdaer tiennent de la short short story4 en vers (comme la pratiquait Raymond Carver), de la micro-fiction à illusion autobiographique (peu nous chalant la véracité vécue des faits évoqués, importe l’effet de réel qui embarque le lecteur dans un semblant de réalité vraisemblable). On y sourit du banal, du banal dans lequel un chacun barbote, et ça nous dit qu’y barbotent moins ceux qui le savent que ceux l’ignorant (ou feignant de l’ignorer) ; c’est de la critique de toute notre banalité de petits êtres humains. On sourit jaune ; parfois, l’exagération du trait fait rire.
Au final, dans ce livre, c’est la comédie humaine qui est mise en scène, dans sa pathétique vanité ; et le poète, en sage sans sagesse, essaie de faire entendre non pas raison mais combien tout ça est dérisoire.
Jean-Pascal Dubost
1 Insulte suprême dénoncée dans « Toi aussi, tu as des armes, poésie & politique », collectif publié à La Fabrique en 2011. L’incipit in extenso quasi : « Ce livre, où il est question de poésie, réunit des écrivains qui ont en commun de ne pas trop aimer qu’on les traite de poètes. Elles et ils ne tiennent pas non plus à ce que leur travail d’écriture soit qualifié de poésie. »
« Il semble que l'on tente aujourd'hui, en forgeant le mot de « paralittérature » de rassembler en un tout l'ensemble des modes d'expression langagière à caractère lyrique ou narratif que des raisons idéologiques et sociologiques maintiennent en
marge de la culture lettrée. Cette marginalité ambiguë qui est le propre du roman feuilleton, du roman-policier, du roman rose, de la chanson populaire, de la « science-fiction », etc., nous semble ne pas être seulement une caractéristique négative, ne pas résider dans un manque de littérarité essentiel qui entacherait ces différents genres. » (Marc Angenot, « Qu’est-ce que la paralittérature ? » in Études littéraires, vol. 7, n° 1, 1974.
2 L'Idiot n°2 (néo-polar), éditions Serpent à plumes, 1999 ; La Grande Érosion (black sotie) (roman), éditions La Passe du Vent, 2000 ; Je viendrai comme un voleur (roman), éditions Vauvenargues, 2001 ; Ils veillent (roman, comédie noire), éditions Vauvenargues, 2002 ; Ankou, lève-toi (roman), éditions Terre de brume, 2010.
3 in Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, (1647)
4 Qu’il serait possible de traduire par « très très courte nouvelle », mais point par « novelette », qui désigne une pièce de musique divertissante.
Frédérick Houdaer, Pardon my French, éd. Les Carnets du Dessert de Lune, 12 €