La poésie n’a rien à devoir être : elle devient ce qu’elle peut en fonction de la sensibilité et des approches esthétiques de ceux qui l’écrivent, c’est ce qui la maintient dans le champ des possibles et, pour reprendre le mot de Rimbaud, au devenir. En témoigne la variété de son exercice dans l’espace contemporain. En témoigne donc ce nouveau livre d’Ariane Dreyfus. Ce recueil d’une soixantaine de poèmes en vers est articulé autour de cinq parties dont les quatre premières peuvent rappeler le cycle du jour, voire une fin de cycle, de Crépuscule à Avant le soir. Une cinquième, Poèmes pour que l’air passe, constituée de quelques poèmes spatiaux, sous la tutelle de Pierre Garnier, ouvre, c’est le cas de le dire, un autre espace : le trait tremblé des dessins est amusant et touchant, comme s’il montrait par analogie que le poème-texte lui aussi mais en dépit de ses apparences recelait fragilités et tremblé. Enfin, le livre se clôt en « annexe » par un « chantier de poème » (1), Un soir d’été (p. 45), qui dénonce l’excision : on y voit à l’œuvre la construction du texte dans une double orientation : faire tenir poétiquement le poème, l’engager sans ostentation ; ce chantier révèle à quel point écrire peut procéder du calcul, du hasard et de l’intuition, une somme d’accidents en quelque sorte.
Sous l’ambiguïté qu’on peut entendre dans l’adjectif « dernier » (l’ultime / le plus récent), le titre indique la place prépondérante accordée aux enfants ; elle semble de deux ordres : ce qui relève de l’enfance est empreint d’une fragilité et d’une confiance – gagnée par l’amour ou perdue par la violence des adultes – à travers lesquelles on lit en creux que ce qui semble préservé de l’enfance est un indicateur de cette confiance, de paix ; ainsi le recueil est-il traversé de onze poèmes qui se distinguent par leur forme (centrée sur la page) et leur narrativité : ils tracent une sorte de fil rouge où il est question d’enfants d’abord contraints et dépossédés d’eux-mêmes (2). On observe l’autre place accordée aux enfants à travers des citations extraites d’ateliers d’écriture, qui résonnent de façon assez proche de certains poèmes, en valorisant la richesse de l’exercice d’écrire. Ce monde des enfants, qui n’est pas un monde enfantin, est une promesse que le recueil porte à travers l’expérience des personnages qu’on y croise. Ce livre s’attache autant à ce qu’il peut y avoir d’enfance, au sens où il y aurait de la vie à ouvrir et découvrir – y compris pour les adultes – qu’à l’enfance au sens de l’âge.
La poésie d’Ariane Dreyfus, si elle regarde et interroge le monde, passe toujours par de l’humain : que les scènes semblent vécues ou qu’elles fassent référence à des œuvres (3), il est au centre. Dès lors, le lien est un élément dominant, et par la présence permanente du corps se fait le vecteur tangible de ce qui lie, d’abord par le corps et les organes sensoriels – voir et toucher au premier chef –, par les gestes – préserver, entourer, prendre soin – par l’affection ou le désir. Au-delà du corps, par la relation qui vient de l’émotion et du sentiment, qu’il s’agisse de dispositions amoureuses ou de l’amour filial (voire de la relation à l’animal) : nombreux sont les poèmes qui évoquent la protection : d’un parent envers un enfant par exemple, ou de deux amoureux entre eux, cela permet à celui qui est protégé de se révéler, à soi et à ce / ceux qui nous entourent. Epiphanies.
A travers cette protection, on retrouve l’image nécessaire du lien. A contrario, la révolte surgit face à tout ce qui peut l’empêcher ; je pense à ce poème contre l’excision dont la préposition montre le degré d’engagement (poème contre et non sur l’excision) (4), mais aussi à un vers qui refuse ce qui se ferait le motif d’angoisses et d’horreurs, parce que ce n’est pas de l’ordre du lien empirique et vécu : « Le monde respire mieux sans Dieu » (p. 99). Reste donc le réel, rien que le réel qui s’éprouve dans le présent qu’on le vit. D’une certaine manière, le poème semble joindre du disjoint dans ce réel, qu’il s’agisse des êtres humains mais aussi de la nature, de tout ce qui au fond les coupe de leur promesse d’être. La dimension souvent allusive des poèmes, qui appartient à la manière de l’auteur, invite à relier, à travers les espaces blancs qui trouent le texte mais aussi dans l’esprit du lecteur, ces fragments de réalité, à leur donner corps, à se comprendre, face à soi, aux autres, au monde, un peu comme cela peut se faire dans le conte (5), sauf qu’ici il n’y a pas de mystère et de féerie autres que la possibilité d’être mieux à soi quand on est libre et librement à l’autre. La mosaïque des discours narratif et descriptif ancre ces poèmes dans cette réalité discontinue auquel le lien permet de donner du sens– même lorsqu’elle prend sa source dans un livre ou un film - ; on n’est pas dans une poésie abstraite ou même méditative, ce qui n’empêche qu’elle puisse se prolonger dans la réflexion.
La poésie d’Ariane Dreyfus est une célébration de la vie : « Est beau ce qui respire », écrit-elle p. 105. Quand la mort est évoquée, c’est par son refus. Et même si le vers liminaire du livre pourrait sembler tragique – « J’écris parce que je vais disparaître » -, la vie s’affirme aussitôt possible qu’il y a un geste, une attitude, un regard, une attention à l’autre : on peut lire cet infime comme porteur de promesse par la récurrence de l’adverbe « très », mais aussi par quelques éléments discrets (ponctuation par exemple) qui expriment un lyrisme contrôlé, mesuré. La nature elle-même participe à ce désir de vivre et d’aimer ; lorsqu’elle est séparée de ceux qui la traversent, elle semble se donner à qui a des dispositions de s’y révéler, par le corps et les sens, par l’esprit. Ainsi voit-on des éléments de la nature devenir des sujets actifs – à propos de quelqu’un qui trébuche : « l’herbe le reçoit » (p. 82), « Une graminée s’élance, la touche presque au visage » (p. 97). Rien de niais, au contraire, une manière de voir le monde, de l’écrire, de s’y lier par la vie et par l’écriture, dans une espérance qui n’occulte pas ses horreurs (6).
Ludovic Degroote
Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants, Flammarion 2016, 180 p., 16 €
1. Exercice déjà pratiqué par exemple dans Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008. Voir aussi dans Poezibao : Un chantier de poème et un autre chantier de poème
2 On apprend par une note à la fin du recueil (et non du livre, où il y a une autre série de notes bibliographiques) que ces enfants sont repris du roman Un cyclone à la Jamaïque de Richard Hughes, adapté au cinéma dans les années 1960. A travers cette évocation, résonne aussi le monde littéraire et féerique des contes qu’Ariane Dreyfus a souvent évoqué dans ses livres.
3 Cette même note indique qu’un certain nombre de poèmes ont pour source (et donc pour lien) films, photos, romans ou spectacles par exemple, dont la trace est parfois explicite : danse (p. 71 et 89) ou funambules (p. 89). Les prénoms qui apparaissent dans les poèmes proviennent de ces œuvres.
4 Dans son « chantier de poème », l’auteur relie l’excision à la citation d’un commentaire salafiste tout en rappelant que cette mutilation « n’est pourtant liée à aucune religion monothéiste » (p. 153).
5 Vers espacés / isolés et les blancs qui les séparent (autre forme de lien) comme les cailloux du Petit Poucet ?
6 On peut se rappeler par exemple un poème, Rwanda, dans Iris, c’est votre bleu.