Lorsque Pierre-Yves Soucy, traducteur et préfacier de ce recueil composé d’une trentaine de poèmes, écrit d’emblée qu’il y a « des textes poétiques dont la parole ne cède sur rien », il ne se trompe pas. Certes, ce n’est qu’au terme (le mot est bien mal choisi) de la lecture de cette suite de poèmes que l’on comprend le sens fort de cette affirmation liminaire, à laquelle on appose, comme un sentiment frère, la « ressaisie » par le poème et sa radicalité d’une expérience « au plus près des sens ». Que l’on ressent, plus encore qu’on ne le comprend, l’acquiescement lucide et douloureux du poème, donc du sujet, à ce qui advient dans l’affrontement en proximité quotidienne entre soi et le monde, entre l’autre en soi dont le silence comble paradoxalement l’attente d’un comment vivre.
Cette renverse au cœur de l’être, comme celle propre aux mouvements de la marée, marque le passage, voire le ravage du temps auquel la seule parole poétique offre d’interroger le constant soupçon que la langue des jours et des nuits enchainés ne puisse y ouvrir une brèche d’avenir, dans la conscience des limites de toute vie. Dans celles aussi de la relation du mot et de sa référence, d’autant plus forte qu’elle engage ici le réel de la vie et la perte d’un être. La polysémie du mot Fils se perçoit en effet dans un mouvement interprétatif inachevé, on ne peut choisir « le » sens propre à chacune de ses occurrences car l’absence signe la présence et réciproquement, comme implacablement.
Cette indécision atavique propre à tout système langagier humain s’origine dans ces pages, en particulier dans un dépassement de par la forme même sous laquelle apparaît ici le poème, d’une volonté affichée d’être
réfractaires aux
mots faciles
à la prose intuitive (je ne sais ce qu’elle révèle), aux
figures rhétoriques
mettant l’emphase sur ce qui devrait
se montrer dans sa propre lumière
sous une forme plus légère, plus simple. (p.107).
Ce refus de l’analogie, de la métaphore qui se dissout dans son « délire » ou sa « grandiloquence », renforce hors de toute vanité ou affirmation d’une quelconque vérité de l’écriture, la possibilité de donner (la) parole à un je, mendié comme support au travail des images qui nous hantent, ce
je qui n’est rien /
sans une histoire qui le raconte.-
Et plus encore, pour étayer ce mouvement intérieur du poème dans sa mise en vie (plus qu’en scène) d’un rapport à la vie soucieux de dépasser les limites qui bordent les sujets dans leur quête, non pas de leur seul monde mais du monde lui-même dans une adhérence-adhésion consentie, la forme est intimement questionnée dans sa dialectique vers et/ou prose.
Chantal Maillard en effet, travaille à l’inverse de l’époque et c’est là une forte originalité, que l’on sait dépouillée de toute volonté explicative. C’est un fait chez elle, dans l’écriture en particulier des pages nommées Partir (p.81-82), que le choix du mètre ou du cursif renverse la doxa d’une prose coupée prétendant au poème. Nous avons sur la page un poème fait de vers jointés qui donnent présence à un texte apparemment de prose si l’on ne prend garde au rôle décisif (décisionnel) de l’usage de la ponctuation, celle précisément du point qui accomplit la double fonction de séparation et de coalescence, cette dernière l’emportant et créant une liaison nouvelle entre les paragraphes.
L’ensemble final du recueil porte comme titre « Quel ». C’est cette fois la grammaire et ses catégories qui se trouve questionnée. Ni morphème interrogatif, exclamatif ou indéfini pas plus qu’attribut, Quel devient sujet, un sujet au statut singulier, qui incarne dans son ambiguïté heureuse les possibles présences d’un pronom, celui d’un disparu aussi fortement que celui en miroir d’un lecteur interpellé par l’attraction intime du poème, par le goût partagé de la « quiétude de l’ombre », donné déjà au cœur du livre comme l’irrépressible désir de se situer au plus près de soi, sensible et attentif au travail du temps sur le corps, aux gestes d’une main qui repousse toute culpabilité.
Ainsi, tel le chat et son savoir immobile, échapper à l’asphyxie, être à l’écoute sans illusion de soi
À plat ventre. À sa hauteur.
S’amenuiser.
Et avec le traducteur la volonté d’ajouter : « Il s’agit alors de vivre avec ce qui est survenu, d’interroger ce qui advient […] au plus proche de/dans la vie ». « Dans la matière du silence », pour reprendre les mots du titre de sa pertinente préface.
Yves Boudier
Chantal Maillard, Fils, traduction de l’espagnol de Pierre-Yves Soucy, Éditions Le Cormier, 2016.
Lire ces extraits du livre choisis par Antoine Emaz pour Poezibao.