Les éditions Isabelle Sauvage ont récemment publié Le livre des morts de Muriel Rukeyser.
Absalom*
C'est moi qui ai découvert ce qui tuait ces hommes.
J'avais trois fils qui travaillaient avec leur père dans le tunnel :
Cecil, 23 ans, Owen, 21 ans, Shirley, 17 ans.
Ils avaient travaillé dans une mine de charbon, pas régulièrement parce que les mines étaient fermées la plupart du temps.
Un contremaître de la compagnie a su qu'on brassait de la bière,
il a pris l'habitude de passer chez nous le soir pour boire un verre,
et il a persuadé les garçons et mon mari —
quitter leur emploi et prendre ce nouveau poste.
Ils seraient mieux payés.
Shirley était mon plus jeune fils; le petit.
Il est entré dans le tunnel.
Mon cœur ma mère mon cœur ma mère
Mon cœur ma venue au monde.
Mon mari ne peut pas travailler.
Il est atteint, selon le docteur.
On a beaucoup de mal à gagner notre vie depuis que nos ennuis ont commencé.
J'ai vu la poussière au fond de la baignoire.
Le petit a travaillé là-bas environ dix-huit mois,
il est revenu chez nous un soir tout essoufflé.
Il a dit : « Maman, je n'arrive pas à respirer. »
Shirley a été malade environ trois mois.
Je le portais de son lit à la table,
de son lit au porche, dans mes bras.
Mon cœur est à moi dans la chambre des cœurs,
Ils m'ont rendu mon cœur, il est en moi.
Quand ils sont tombés malades, tout de suite, j'ai vu un docteur.
J'ai essayé de convaincre le Dr Harless de faire une radio aux garçons.
C'était le seul à qui je faisais confiance,
le médecin du travail de la mine de Kopper,
mais il n'a pas voulu voir Shirley.
Il ne savait pas d'où venait l'argent.
Je lui ai promis la moitié s'il nous aidait à obtenir des indemnités,
mais là encore il n'a rien voulu faire.
Je suis allée sur la route pour mendier l'argent des radios,
à l'hôpital de Charleston, ils ont fait les images des poumons,
il a pris l'affaire en main quand les images ont été faites.
Et deux ou trois docteurs ont dit la même chose.
Le plus jeune n'a pas pu y aller avec moi,
il s'est couché et a dit: « Maman, quand je serai mort,
je veux que tu leur demandes de m'ouvrir
pour voir si c'est cette poussière qui m'a tué.
Tâche d'obtenir des indemnités,
tu n'auras plus aucun moyen de gagner ta vie
quand on sera partis,
et les autres aussi vont partir. »
Je suis devenu maître de mon cœur
Je suis devenu maître de mes deux mains
Je suis devenu maître des eaux
Je suis devenu maître de la rivière.
Le cas de mon fils était le premier procès de la série.
Ils nous ont envoyé les avocats, envoyé les docteurs ;
ils ont supprimé les prises de courant dans les camps.
Il y avait Shirley, et Cecil, Jeffrey et Owen,
Raymond Johnson, Clev et Oscar Anders,
Frank Lynch, Henry Palf, M. Pitch, un contremaître ;
un gars tout mince qui portait de l'acier avec mes garçons,
il s'appelait Darnell, je crois. Il y en avait beaucoup d'autres,
les villes de Glen Ferris, Alloy, où se trouve le rocher blanc,
à dix kilomètres. Vanetta, Gauley Bridge,
Gamoca, Lockwood, les rigoles,
toute la vallée en est témoin.
Je fais du stop sur trente kilomètres, ils me contrôlent.
Ils m'ont demandé comment je gardais ma vache avec 2 dollars.
J'ai dit: une semaine, du fourrage pour la vache, une semaine, de la farine pour les enfants.
Le fils aîné avait vingt-trois ans.
Le fils suivant avait vingt et un ans.
Le fils cadet avait dix-huit ans.
Ils ont parlé de pneumonie, au début.
Ils ont affirmé que c'était de la fièvre.
Shirley m'a demandé d'en savoir plus.
Voilà comment ils ont appris quel était le problème.
J'ouvre une voie, ils ont couvert mon ciel de cristal
J'avance en plein jour, je suis né une seconde fois,
Je force le passage, et je connais la porte
Je voyagerai sur toute la terre parmi les vivants.
Il ne s'en sortira pas comme ça, jamais.
Je porterai la parole de mon fils.
Muriel Rukeyser, Le Livre des morts, traduit de l’anglais (américain) par Emmanuelle Pingault, suivi de Cadavres, sous-produits des dividendes, de Vladimir Pozner, Éditions Isabelle Sauvage 2017, 114p., 24€, pp. 26 à 28.
version originale du poème
*Ce texte est constitué d’extraits des dépositions devant le Congrès d’un femme nommée Emma Jones. Les citations en italique proviennent du Livre des Morts, texte funèbre égyptien censé accompagner l’âme du défunt vers l’au-delà.
Note de l’éditeur :
L’événement qui déclencha l’écriture du Livre des morts est un scandale industriel survenu à Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, au début des années 1930 : sous la responsabilité de la Union Carbide and Carbon Corporation, un tunnel fut creusé pour dévier une partie des eaux de la New River et alimenter une centrale hydroélectrique ; la roche se révéla d’une très forte teneur en silice… Pour de banales raisons d’économies, et dans un cynisme total, les mineurs travaillaient sans masque, à sec, et sans ventilation : plus de 750 parmi les 2 000 hommes, essentiellement noirs, périrent de silicose durant les cinq ans que dura le percement du tunnel. Au milieu des années 1930, le scandale fit surface grâce à la ténacité de quelques proches des victimes et, avec l’appui des médias, fut porté en 1937 devant le Congrès, lequel finalement n’octroya aux familles qu’une compensation dérisoire, couvrant à peine les frais de justice engagés.
Tout juste rentrée d’Espagne, en 1937, Muriel Rukeyser se rendit à Gauley Bridge pour rencontrer les victimes et glaner toutes les informations sur cette tragédie, accompagnée d’une photographe, Nancy Naumburg. Leur objectif commun était de « relater » le drame en croisant images et poésie, un peu comme le célèbre Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans (publié en 1940). Ce projet, pour des raisons obscures, ne se concrétisa pas.
Nous avons néanmoins décidé d’éditer ce livre accompagné d’un cahier comprenant les seules photographies de Nancy Naumburg qui ont été conservées et d’autres provenant d’archives nord-américaines. De même, il nous a semblé intéressant d’enrichir le livre par un récit – à la fois reportage littéraire et texte engagé – de Vladimir Pozner écrit à l’époque (1938), qui relate le scandale sous un autre angle, en utilisant les mêmes sources. La concordance entre les deux textes est telle que leur mise en relation provoque une lecture tout à la fois parallèle et croisée.
Muriel Rukeyser livre avec Le Livre des morts une « suite de poèmes » unique, construite sur tout un registre de langues, tantôt lyrique voire élégiaque, tantôt réutilisant les témoignages des protagonistes, les minutes de procès – données journalistiques ou documentaires et non a priori littéraires, a fortiori « poétiques » – mais presque inchangés, introduisant un décalage très subtil et profondément subversif.
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