Depuis 1963, année de publication de son premier recueil sobrement intitulé « Le fonds des jours », Marcel Migozzi fait entendre sa voix discrète, presque ténue et apurée à l’extrême, mais familière aux lecteurs qui aiment s’aventurer sur les sentiers peu frayés de la création poétique. Auteur d’une œuvre importante mais sous-estimée parce qu’éparpillée en minces plaquettes parues chez de nombreux éditeurs, il est de ceux, comme certains de ces peintres méconnus dont on s’émerveille des toiles découvertes au hasard d’une visite dans les salles peu fréquentées d’un musée de province, qui abolissent les frontières entre les grands poètes célébrés et les poètes dits mineurs en affirmant un ton original et personnel.
Même si Marcel Migozzi revendique ses racines corses et ouvrières et s’est engagé dans la vie publique avec des sympathies communistes assumées (il fut d’ailleurs longtemps conseiller municipal au Cannet des Maures), sa poésie a, il me semble, pâti de l’étiquette de poète social qui lui fut accolé par Robert Sabatier dans sa grande histoire encyclopédique de la poésie française. En effet, l’écriture de Marcel Migozzi est avant tout enracinée dans la terre des Maures, dans le petit village du Cannet (que l’urbanisation a depuis rattrapé) où il s’installa, après une jeunesse toulonnaise, avec son épouse Renée comme professeur et où il créa et anima, dans l’effervescence poétique de l’après-guerre, plusieurs revues poétiques. Sans pourtant s’apparenter le moins du monde à un courant régionaliste ou à une poésie de terroir, elle épouse l’apparence, sèche et austère mais vibrante de chaleur, des paysages de garrigue où clapote la voix d’un ruisseau invisible qui court parmi les pierres assoiffées. Au cours des décennies, la poésie de Marcel Migozzi, qui s’est caractérisée dès les premiers recueils par une remarquable densité et une obsession lucide de la beauté fragile du corps et de nos vies face au passage du temps, a toujours évolué dans le sens d’une économie croissante de moyens et d’une volonté de quintessence. Dans les derniers recueils hantés par la vieillesse et la mort, où la poésie apparaît comme le seul espoir de protéger du pourrissement le souvenir des instants vécus et des êtres aimés disparus, les poèmes sont brefs et ont banni tout superflu ; les vers lapidaires, aux verbes très soigneusement choisis et aux adjectifs rares, comme secs jusqu’à l’os, sont semblables aux pierres des murs de restanque qui ceinturent l’abbaye du Thoronet, bloc d’ombre et de silence, bâtie à quelques kilomètres à vol d’oiseau de la maison du poète, où le moindre mot murmuré résonne avec éclat dans les grandes salles vides. On n’est pas très loin de Guillevic, pour qui la poésie prenait source dans le peu de paroles qui permet la résonance des mots et la condensation du sentiment poétique.
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« Des jours en s’en allant », le dernier recueil de Marcel Migozzi, inaugure chez l’éditeur Pétra une collection poétique, « L’oiseau des runes », confiée à la direction de la poétesse Jeanine Baude. L’impression sur un beau papier glacé met en valeur le texte et la photographie originale d’André Villers, artiste plasticien récemment décédé qui avait collaboré avec de nombreux artistes (notamment Picasso) et inventé de nouvelles techniques de tirages négatifs jouant sur l’ombre et sur la transparence.
La gravité et la noirceur du titre donnent le ton des poèmes qui s’inscrivent dans la lignée des recueils précédents évoquant, en soulignant le poids d'absence qui pèse sur ceux qui restent et survivent, le délabrement du corps rongé par la vieillesse et la hantise de la mort clinique dans les chambres aseptisées d’un hôpital…
Ce qui frappe dans le recueil, découpé en quatre sections sans titre, est avant tout l'extrême dignité de la parole et la tension constante qui justifie chaque mot. Marcel Migozzi, aujourd’hui âgé de 81 ans, détaille, avec une lucidité et une franchise presque cruelles, les étapes et les symptômes d’une maladie incurable nommée vieillesse et le lent cheminement vers un décès qu’il sait inéluctable.
Rhumatismes déjà.
Os enrochés. Le sang
Passe en vieux. Le genou
Est un témoin à charge.
Rien n'est larmoyant ni gratuit dans ce recueil qui dit, avec gravité, l'effacement progressif de la vie, comme lentement avalée par l’ombre croissante de la mort omniprésente. Marcel Migozzi, qui semble s'adresser au lecteur sur un ton de confidence, manifeste une remarquable capacité à dire beaucoup avec peu de mots et à cristalliser ses sentiments dans des blocs compacts infiniment denses où transparaît l’aveu d’une acceptation de l’engloutissement dans le néant de la mort, qui ne laissera rien subsister.
Un jour tes jambes s’en iront, seules et
Faibles, vieilles d’os,
La douleur immobile en elles.
Tes jambes s’en iront dans la terre trouée
Définitivement.
Dernière promenade noire.
Pour tes os, ne t’inquiète pas,
Ils n’iront pas bien loin sans toi.
Dans peu de temps muet les mottes
Recouvriront même tes mots
Ecrits de ton vivant.
Cette confrontation avec la mort provoque la résurgence des souvenirs d’enfance et l’urgence de profiter des instants de vie, dans la plénitude des beautés que chaque jour procure. La poésie de Marcel Migozzi, qui dans d’autres recueils a célébré les heures jardinières et les travaux de la terre, prend alors des intentions de contemplation sereine :
Le thym fleurit le bas du ciel.
Aimons la terre ce matin
Pour que ce verbe-fleur aimer
Ne puisse se faner sur la motte du cœur
Dans ce consentement où l’amour et la mort voisinent, le souvenir établit des ponts entre le passé et le présent et entretient quelque chose qui s’apparente à la survivance. Le rapport au temps structure le recueil. La mémoire des instants vécus, thème essentiel et récurrent dans l’œuvre de Marcel Migozzi, justifie l’écriture poétique qui s’assimile alors à un acte d’amour, à la fois charnel et mystique, envers le monde, envers les autres (notamment la femme aimée évoquée avec beaucoup de tendresse dans le souvenir des moments d’intimité) et envers soi-même, par l’enfant qu’on a été, qui n’est pas mort et qui peut-être survivra dans les mots qui ont pouvoir de résurrection.
On s’approche d’un corps comme d’un sanctuaire.
La porte donne chambre tremble.
La chair la blanche le bouquet, on était jeunes,
On avait l’une sous la main
Lisse sous le torrent du corps,
L’autre fourrée dans les paumes, la neige.
Plus tard, viendront les souvenirs
De ces dimanches à corps brûlants,
Les lèvres comme des pétales dans
L’eau claire de l’adieu.
(…)
Bonheur ancien laisse des traces
Même amères, tant mieux. Les chairs
Peuvent en témoigner,
Et peut-être les mots en l’absence de corps.
(…)
Ne dis rien. Tes paroles
Pourraient tomber dans le vieux pourrissoir
Adulte.
Sauve plutôt les meilleures de tes enfances.
Il en reste encore tant
A ressusciter, vivre, va.
Certes, le souvenir s’oppose à l’effacement, mais il n’a peut-être pas le pouvoir de l’empêcher. Cette incertitude conduit le poète à célébrer le pouvoir des mots tout en se moquant avec ironie de sa prétention (Salle d’attente du poème. / Quelqu’un s’agite entre les mots. / Est-ce le nain / « Moi-Je » ?) et de la vanité, incongrue pour l’homme qui a désappris le catéchisme de son enfance et ne croit plus dans les promesses de la religion, à espérer un salut quand le corps retournera à la poussière, quand bien même ce retour à la terre s’apparenterait à une restitution fœtale à la terre maternelle.
En terre, on y sera petit,
Tout petit tas, tétant
Du bout des os le sein de la poussière
Néanmoins, malgré le doute, les mots sont la seule issue possible et la feuille de papier, qui peut devenir poème chargé de paysages et de souvenirs (et auquel fait peut-être écho la photo d’André Villers représentant un papier froissé) ou bateau plié par jeu d’enfant, le seul exutoire. Marcel Migozzi, poète pétri de culture méditerranéenne, n’évoque pas la mythologie grecque mais je n’ai pu m’empêcher de songer que le poème s’apparentait à une barque flottant sur les eaux du Léthé, dont les eaux paisibles se chargent, pour les effacer, des souvenirs des vivants avant qu’ils n’entrent chez les morts.
Tout un jour à vieillir dans un poème ingrat
(…)
Ivres de deuil, poètes
Vous regardez toutes ces barques de papier
Qui vous éloignent de vos corps. Puis votre peu
A peu silence sombre.
Votre bouillie de sentiments dérive.
Eric Eliès
Marcel Migozzi, Des jours en s’en allant, Pétra, 2016, 78 p.
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