Poezibao propose ici une double traduction d’un extrait de Holocauste de Charles Reznikoff. Une toute nouvelle traduction, signée André Markowicz, qui vient de paraître aux éditions Unes et celle d’Auxeméry, parue dès 1989 chez Bedou puis rééditée en 2007 par Prétexte éditeur. .
3.
A Treblinka, le chemin du Camp I au Camp II —
où se trouvaient les chambres à gaz —
était connu comme la " Judenstrasse", c'est-à-dire "la rue des Juifs."
Deux SS étaient postés au Camp II,
ils avaient des chiens, des fouets et des baïonnettes.
Les Juifs qui avançaient vers les chambres à gaz,
au début — à l'été 1942 —
marchaient dans le calme :
ils ne savaient pas où on les conduisait.
Mais quand ils entraient
il y avait une chambre à gaz, près de l'entrée.
Il y avait là deux Ukrainiens
qui devaient ouvrir le gaz envoyé par un moteur diesel ;
et les vapeurs arrivaient par un conduit
jusque dans la chambre.
Les derniers Juifs qui arrivaient
refusaient absolument d'entrer,
ils sentaient que quelque chose n'allait pas.
Mais les gardes les poussaient à l'intérieur
à coups de baïonnettes,
jusqu'à ce que la chambre à gaz soit bondée
tellement bondée qu'on avait du mal à refermer les portes.
Quand on verrouillait la porte
et qu'on envoyait le gaz
ceux qui étaient dehors entendaient les cris
des enfants qui appelaient "Maman !", "Papa !"
et des prières en hébreu.
Après environ trente-cinq minutes,
tout le monde à l'intérieur était mort.
Et l'officier responsable disait à ceux qui devaient évacuer les corps :
"Ils dorment tous : évacuez les corps !"
Ils ont commencé à brûler les cadavres en 1943.
En janvier de cette année-là, après la visite d'un groupe
d'officiers supérieurs nazis dans le camp,
on a donné l'ordre de déterrer les corps.
Des excavateurs les ont déversés sur le sol
et, avec des brancards de bois,
ceux qui travaillaient à les faire disparaître
ont jeté les corps — ou les morceaux de corps
dans les fourneaux
ou sur des grils constitués de rails
sur lesquels les morts étaient réduits en cendres.
4.
Après, des camions à gaz ont été mis à la disposition du commandant :
un camion trois-tonnes pouvait contenir trente à quarante personnes.
Les femmes et les enfants acceptaient d'entrer dans ces camions
quand on leur annonçait qu'ils seraient bientôt relogés
et qu'ils rejoindraient leurs maris et leurs pères.
Une fois qu'ils étaient dans le camion,
les portes se refermaient automatiquement
et le chauffeur appuyait sur l'accélérateur,
ce qui envoyait le gaz depuis le moteur
jusqu'à l'intérieur du camion.
Le temps que le camion arrive à destination,
tous ceux qui étaient dedans étaient morts.
Ils rejoignaient donc leurs maris et leurs pères,
morts, eux aussi
abattus par les fusils des commandos dont c'était la charge.
Charles Reznikoff, Holocauste, traduction d’André Markowicz, Éditions Unes, 2017, « VI. Les chambres à gaz et les camions à gaz », p. 39à 41
/
3.
À Tréblinka la route du Camp Un au Camp Deux —
où il y avait les chambres à gaz —
était appelée la « Judenstrasse », c'est-à-dire la « Rue desJuifs ».
Au Camp Deux, des S.S. étaient postés :
ils avaient des chiens, des fouets, et des baïonnettes.
Les Juifs, en route vers les chambres à gaz,
au début — dans l'été de 1942 —
marchaient calmement :
ils ne savaient pas où ils allaient.
Mais quand ils entrèrent, une chambre à gaz
se trouvait près de l'entrée.
Il y avait deux Ukrainiens près de là
qui devaient ouvrir le gaz qui venait d'un moteur diesel ;
et les fumées sortaient d'un tuyau
dans la chambre.
Les derniers des Juifs à arriver
ne voulaient pas entrer du tout,
ils sentaient le piège.
Mais les gardes les poussaient dedans,
les poignardant avec leurs baïonnettes
jusqu'à ce que la chambre à gaz fût bondée —
si bondée qu'il était difficile de fermer la porte.
Quand la porte était verrouillée
et le gaz ouvert,
ceux qui étaient dehors entendaient des hurlements,
et les cris de « Maman » et de « Papa » des enfants,
et des prières en hébreu.
Au bout de trente-cinq minutes environ,
ceux qui étaient dedans étaient morts.
Et l'officier responsable parlant à ceux qui devaient sortir les corps
disait, « Tout le monde dort : sortez les corps ! »
Ils commencèrent à brûler les cadavres en 1943.
En janvier de cette année-là, après qu'un groupe
d'officiers supérieurs des Nazis eurent visité le camp,
des ordres furent donnés pour déterrer les corps.
Des pelleteuses à vapeur les entassèrent sur le sol
et à l'aide de brancards de bois
ceux dont le travail était de s'en débarrasser
jetèrent les corps — ou des parties de corps —dans les fours
ou sur des grils faits de rails
sur lesquels les morts furent réduits en cendres.
4.
Par la suite, des camions à gaz furent également mis à la disposition du commandant :
un camion de trois tonnes portait de trente à quarantepersonnes.
Femmes et enfants étaient entraînés dans ces camions
en leur faisant croire qu'ils allaient aussi être réinstallés
et qu'ils retrouveraient maris ou pères.
Une fois dans le camion,
la porte se fermait automatiquement
et le conducteur en appuyant sur l'accélérateur
envoyait les gaz du moteur
dans le camion.
Le temps que le camion arrive à l'endroit prévu,
tous dedans étaient morts ;
et là, ils rejoignaient en effet maris et pères,
également morts,
abattus par les fusils des commandos qui en étaient chargés.
Charles Reznikoff, Holocauste, traduction d’Auxeméry, Prétexte Éditeur, 2007, « VI. Chambres à gaz et Camions à gaz », p. 58 à 60.
Poezibao joint les prières d’insérer des deux livres, accessibles en cliquant sur le lien ci-dessous.
Texte du prière d’insérer des éditions Unes :
Holocauste est un de ces textes qui fondent le rapport au poème. Au-delà du poème, c'est également une oeuvre qui permet de percevoir — percevoir seulement — l'insensé du massacre des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Charles Reznikoff n'a pas connu lui-même les camps de concentration, à la différence d'autres écrivains aussi nécessaires qu'Imre Kertész, Primo Levi ou Boris Pahor. Il s'est appuyé sur les comptes-rendus des procès de Nuremberg et d'Eichmann pour établir son livre. Reznikoff utilise le matériau brut des témoignages, et sans y ajouter presque de mots, opère par montage, par découpe, sélection. Il ouvre tout le champ de la construction poétique sans recourir au premier des outils à disposition du poète : l'invention dans le langage. Il ne cherche pas à nous atteindre par un artifice littéraire, il efface en apparence la main de l'auteur sur le texte. C'est dans ce procédé que naît cet effet de narration saisissant propre à Holocauste : ce qu'on y lit est implacable, parce que c'est vrai —même si vrai est un mot qui ne veut pas dire grand chose, en littérature et encore moins dans la vie. Reznikoff réaffirme le pouvoir de la poésie à affronter l'histoire, en prélevant le matériau historique à sa source. Il montre que la Shoah ne peut être un silence. Ce n'est pas un événement à part, un sujet de pèlerinage mémoriel qu'on pourrait isoler et finir par oublier — ou même nier. Il la réintègre dans l'histoire, dans l'humanité, dans le cours de la vie. Le sujet d'Holocauste, c'est le destin de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants pris dans l'horreur nazie. S'il est parfois possible de se cacher derrière la distorsion du langage qu'implique l'invention littéraire, il est à l'inverse impossible de contourner un texte aussi frontal qu'Holocauste. C'est le réel insupportable qui nous est révélé. Ici, même les mots ne sont pas une issue. Le génie de Reznikoff est de faire surgir le bouleversement par une rigueur absolue et dénuée d'affect.
Texte du prière d’insérer des éditions Prétexte
LE LIVRE : Paru aux États-Unis en 1975, Holocauste a été composé à partir d'archives du Procès des Criminels devant le Tribunal Militaire de Nuremberg et des emegistternents du procès Eichmann à Jérusalem. Véritable "récitatif de l'horreur", cet ouvrage est un des livres les plus essentiels de la poésie objectiviste américaine.
La lecture de ces pages de témoignages de survivants de la Shoah est parfois insoutenable, tant les faits relatés sont violents. Holocauste fait en effet partie des ouvrages poétiques posant frontalement la question de la célèbre citation d'Adorno (« écrire un poème après Auschwitz est barbare »). En utilisant des transcriptions de cours de justice, la poésie de Reznikoff est exempte de toute forme métaphorique, voire du cadre rhétorique de l'interprétation. Pas d'idées, sinon dans les choses (no ideas, but in things), selon l'axiome de William Carlos Williams : aucune idée ici ne dépasse qui n'a pas été inscrite dans les paroles dites par ceux qui ont vu et vécu l'horreur, ou celles rapportées de ceux qui sont morts. L'écriture de Reznikoff fait un détour par une autre parole, celle antérieurement énoncée. Comme un témoignage devant un tribunal, il n'y a pas de conclusion à attendre de la part de l'auteur, sinon le silence clôturant et accompagnant la lecture. La volonté de l'auteur, en travaillant à l'intérieur de morceaux de langue préexistants, est de se rendre le plus invisible possible : « la poésie présente l'objet afin de susciter la sensation. Elle doit être très précise sur l'objet et réticente sur l'émotion » écrit-il. Certes, le processus qui conduit Reznikoff à faire des choix est un travail interprétatif en soi : ses prélèvements sur les documents d'archives sont stricts, réfléchis, ils font sens. Les poèmes sont de construction composite : il y a plusieurs voix, celles qui ont parlé à l'origine détachées de tout jugement subjectif, de toute _sanction. Reznikoff procède ensuite à une mise en vers. Par le découpage, son prélèvement-témoignage devient vers, pas récit, mais vers, poèmes, puis séquences de poèmes, série discrète (discontinue), ce que Reznikoff appelle un « récitatif ». Le type de vers est un vers non compté, non rimé, un vers libre « raisonnable » qui doit laisser invisible au regard immédiat le fait même, considérable, du passage à la poésie. Enfin, l'ensemble est arrangé thématiquement, par opposition au fonctionnement chronologique de l'Histoire, et travaillé de manière fragmentaire, là où le processus de Justice fonctionne par la compilation massive de documents à charge. Le style de poésie qui en résulte produit un effet de vérité saisissant.
« Un poète pourrait difficilement se rendre plus invisible que ne le fait Reznikoff Pour trouver une telle approche du réeb il faudrait remonter aux grands prosateurs du début du siècle. Comme dans Tchekhov ou dans les premières oeuvres de Joyce, l'ambition est de permettre aux événements de parler par eux-mêmes. » Paul Auster, in LArt de la faim
Outre une préface du traducteur, on trouvera à la fin du recueil un entretien avec Charles Reznikoff, paru initialement dans un numéro de la revue Europe consacré aux Objectivistes en 1977, et qui éclaire la démarche poétique de Reznikoff, depuis ses premiers poèmes jusqu'à la publication de Testimony, autre grand livre qui utilise les mêmes procédés créatifs qu'Holocauste.
L'Auteur : Charles Reznikoff est né à Brooklyn en 1894. Il passa un an dans une école de journalisme à l'Université du Missouri, puis s'orienta vers le droit, à l'Université de New York. Diplômé en 1915, il fut admis au barreau de l'état de New York en 1916, qu'il quitta rapidement pour devenir représentant de commerce. Après la crise des années 20, il travailla comme coéditeur d'une encyclopédie juridique à l'usage des avocats. Reznikoff fait partie des poètes qui, dans les années 30 aux États-Unis, et sous le parrainnage de William Carlos Williams et Ezra Pound, constitua le mouvement « Objectiviste » (avec Louis Zukofsky, George Oppen, Carl Rakosi et Basil Bunting). Il est mort à New York en 1976.
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