Difficile de rendre compte de Voix et relation de Serge Martin autrement qu’en se laissant porter par son mouvement, c’est-à-dire en se faisant « pas réponse mais répons » (133), « répons vocal » (287 et 135) à cet ouvrage roboratif et stimulant. Comment en effet se placer dans la position de celui qui se soumet à l’autorité d’un texte reçu, ou au contraire dans celle, surplombante, du commentateur sûr de son fait, quand l’auteur ne cesse de remettre en cause la séparation lecture/écriture et « l’habitude qui dissocie texte et diction » (170), et que, textes à l’appui (d’Henri Meschonnic, de Dominique Rabaté, de Robert Pinget, de James Sacré, de Jacques Ancet, de Jean-Luc Parant, de Charles Pennequin, etc.), il oppose à ces distinctions « le continu du ‘penser’ et du ‘vivre’ par ‘l’écrire’ » (148) et « un corps-relation qui ne cesse de continuer l’écriture dans la lecture et la lecture dans l’écriture » (163) ? Comment aussi prendre cet ouvrage, qui certes « intéresse les littéraires et tous ceux qui sont attentifs aux œuvres de langage » (178), comme un simple texte de théorie littéraire, voire comme un manuel, quand sa démarche s’éloigne si résolument de toute herméneutique ?
Car si les deux parties qui le constituent (« Chercher la voix, chercher la relation » puis « Parcours de la voix-relation ») peuvent un temps faire penser à un schéma de type « exposition d’une méthode » puis « mise en pratique », on se rend bien vite compte que « [s]a démarche est faite de reprises et même de ressassements […] », de la première à la dernière page, « pour tenter de saisir voix et relation en activité dans la réflexion et les conceptualisations considérées, toujours en échos multiples avec les œuvres littéraires, leur poème » et qu’« [i]l s’agit […] de traverser quelques approches proposées par des travaux récents qui, de la linguistique à l’histoire littéraire, de la stylistique à la poétique des œuvres, soulignent voire orientent ce que la voix et la relation deviennent dans l’intermittence même de leur activité » (30). « Traverser » est d’ailleurs bien le verbe qui convient : faisant fi de toutes les classifications (singulièrement des genres littéraires), Serge Martin entend bien « retrouver la force fabuleuse d’un théâtre de voix » (8) pour chaque texte, quel qu’il soit (les essais comme « la littérature, le récit de fiction, la narration, bref le langage » (70)), c’est-à-dire « la fable de la voix [qui] est la fable de l’écriture [et] qui est la fable de la vie » (248). Car son livre doit tout à cette force d’un dire (« force » qui est tout autant sa « fragilité » (16) ou « sa note frêle à hauteur de comptine » (301)) dont il témoigne et qu’il fait, notamment par son phrasé tout de « reprises », de répétitions (car il y a « répétition et répétition » (146) de même qu’« il y a réécriture et réécriture » (141) et qu’« il y a relation et relation ! » (180)) et qui est tout à la fois « écoute » des œuvres étudiées et « passage de voix continué, redoublé, rejoué » (41) – en bref travail des « commencements » perpétuels (c’est le titre du dernier chapitre) que le poème lu-dit-écrit permet. Par quoi on reconnaît que tout ici fait « relation », dans « une systématique de l’interactivité ou de l’entrecroisement » (13) : son dit et son dire, ses objets d’étude comme le « sujet du poème » qu’il invente.
C’est que, comme le laisse encore entendre la paronomase partout présente dans Voix et relation, Serge Martin privilégie ainsi « l’interaction forte entre un accompagnement des œuvres et une réflexion continuée » (20), voire les « interpénétrations » (« Voix et relation […] : leur interpénétration même n’est possible que […] en œuvres de langage, en poèmes dans l’infini de leur réénonciation » (36) car « le poème invente une interpénétration des formes de vie et des formes de langage » (52 et cf. 210)) plutôt que la logique de « l’interprétation » (cf. 34). Ainsi sera-t-on bien en peine de trouver un sens propre, une définition stricte, des deux termes qui composent le titre de l’ouvrage – « voix » et « relation » ; ce qui compte est bien plus, on l’aura compris, la « mise en mouvement », le « déplacement toujours en cours », en bref la « relation » (14) entre ces termes, et entre les mots, entre les textes, entre les sujets – dans une « poétique » qui emprunte à Benveniste et Meschonnic (mais on pourrait ajouter d’autres noms) qui est autant une « théorie du sens », de l’énonciation, du discours, du rythme, qu’une « théorie de la force » et du sujet. Cela pourra décevoir ceux qui cherchent dans les œuvres « une valeur modale ou générique », « une moralisation des discours » ou encore « une réduction du langage à l’énoncé intentionnel ou véridictionnel » (8-9) ; mais pour tous ceux, lecteurs, étudiants, chercheurs, enseignants (et le fait que ce livre s’adresse à tous n’est pas le moindre de ses mérites), c’est-à-dire ceux qui acceptent « la chance des sujets » (161) au sens fort que Serge Martin donne à ce mot, se révèle possible (puisque c’est ce qui (se) passe dans et par chaque lecture, chaque écriture) « l’utopie d’un ‘rapport de poète à poètes’ généralisé » (131). Pas surprenant que, pour ceux-là comme pour l’auteur lui-même, le maître-mot soit « jubilation » (cf. notamment 76 et 305) : cet « appel à la réénonciation », synonyme d’« appel à la vie, à la voix » (252), peut continuer, encore et encore.
Yann Miralles
Serge Martin, Voix et relation, une poétique de l’art littéraire où tout se rattache, 2017, MD ÉDITIONS, 356 pages, 24€
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Serge Martin est professeur de littérature contemporaine de langue française à l’Université Sorbonne nouvelle Paris 3. Membre du DILTEC (Didactique des langues, des textes et des cultures) et associé à THALIM (CNRS, Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité, XIXe-XXIe), il dirige des travaux de recherche associant l’attention à la force qui continue les œuvres littéraires et artistiques dans les expériences qui les réénoncent, et la critique comme écoute où poétique et théorie du langage se construisent pour penser les relations de voix. Il cherche avec d’autres à penser la pluralité des essais de voix. Il a initié plusieurs colloques ou numéro de revue autour des œuvres de Ghérasim Luca, Henri Meschonnic, John Dewey… Il est poète sous le nom de Serge Ritman et anime la revue Résonance générale ; il est membre du comité d’entretien de la revue Triages.
Ce livre fait partie d’un ensemble en cours : Poétique du vivre en voix
1. L’amour en fragments. Poétique de la relation critique (Artois presses Université, 2004) ;
2. Langage et relation. Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2006) ;
3. Rythmes amoureux. Corps, langage, poème (à paraître) ;
4. Voix et relation. Une poétique de l’art littéraire où tout se rattache (Marie Delarbre éd., 2017) ;
5. Poétique de la voix en littérature pour la jeunesse. Le racontage de la maternelle à l’université (L’Harmattan, 2015) ;
6. L’impératif de la voix. De Paul Eluard à James Sacré (à paraître) ;
7. Voix critiques. Une poétique de l’écriture en sciences humaines et sociales (à paraître).
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