Un sentier, c’est une patience qui ne cicatrise pas :/la patience des fauves » : ce distique clôt l’ouvrage, lui donne son titre, contient bien du mystère, ne conclut pas, au contraire. En effet, ce livre, qui est à l’origine un texte de résidence à Marvejols, dans les Cévennes, au pays des loups, suit le fil des quatre saisons, au rythme des venues de la poète en les lieux. Il alterne journal de marches, poèmes, photographies, poèmes-cartographiques, dans lequel sont insérés des signets défilant les nouvelles du monde un peu à la manière de France Info ; ce livre vient dans la lointaine lignée du journal de Basho ; c’est un journal de voyage sur place, d’un voyage restreint dans une aire définie, mental, immobile et mobile. De la date de préemption d’un produit dans le frigo à l’évolution du paysage, de l’anecdote au macrocosme, « à tout ce fatras magnifique, reste à laisser l’entrée libre », Sandrine Cnudde suit une piste fauve, à l’instinct, qui l’amène en état d’Eve, à l’origine de l’humanité, mais mi-femme mi-animale, et l’inscrit « au patrimoine de [s]on humanité ». Revenant, grâce à la résidence, sur des lieux où elle vécut, n’en faisant aucune nostalgie, elle explore l’espace intérieur qui s’est construit, note l’évolution (par exemple d’arbres qu’elle a plantés vingt ans auparavant, dont elle ne fait plus le tour des troncs à deux mains à présent), suit on ne sait quelle quête, mais la suit ; qu’on imagine esquissée par les mots d’un poète « l’horizon trace un trait d’union entre les trois instances qui fondent dans la plupart des cultures , l’ordre de l’univers : la terre, l’homme et le ciel, que les Chinois réunissent dans une triade indissociable, écrit François Cheng dans “Homme-Terre-Ciel” ».
Les diverses formes adoptées s’adaptent à ce que l’écriture veut faire passer : sensation du poème, réflexion et observation du journal, étrangeté de la cartographique carte-poème, instantanéité de la photographie. Poète, elle se met en disposition d’« hyperobservation », en disponibilité au et du monde (ce qui peut être l’avantage d’une période de résidence). Si la bête, en tant que loup ou en tant qu’animal monstrueux ayant défrayé la chronique dans les Cévennes, est hyperprésente, tapie dans chaque mot, c’est pour mieux filer la métaphore, de la piste, du mystère et de la peur que celui-ci recèle et qui peut bien être ancestrale comme la peur du loup et pourtant nous attire irrésistiblement vers de l’inconnu ; « à force de creuser mes sillons, de multiplier les explorations, de prendre contact avec diverses situations et paysages, je me découvre incluse dans des repères extérieurs et intérieurs très profonds ».
À la queue leu leu la poète file les indices qu’elle détecte, accompagnée d’un animal domestique, son chien, son lien avec le réel immédiat. Si elle se laisse envoûter « par les perles rouges des fraises sauvages », qu’elle dévore, n’est-ce pas une manière d’absorber le monde, qui l’envoûte ? : « L’envoûtement est réel, il m’est impossible de lutter contre la force de gravité qui me fait jeter un œil dessus, j’avance, j’avance, je dis non-non, mais je finis toujours par me précipiter jusqu’à la limite du lumbago, quand je porte le gros sac à dos. »
Le livre, disions-nous, suit le fil des quatre saisons, mais il en est une cinquième, qui prolonge le livre, l’ouvre grâce au distique final, faite de poèmes uniquement, où « tout est tremblement à l’intérieur », parce que, voire, tout est émotion dans les pages qui précèdent, émotion du monde qui fait remuer l’intérieur qui est « un ciel trop vaste », c’est-à-dire une cartographie mentale sans limites, et qui force à poursuivre, biengré soi, à marcher sur ce ciel trop vaste, alors magnétique, du monde.
Jean-Pascal Dubost
Sandrine Cnudde, Patience des fauves, éd. érès, 2017, 160 pages, 20€
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