Quel poète ne rêve pas sa vie comme une phrase, avec protase brève et apodose plus ou moins longue, parfois interminable, ou l’inverse, selon le rythme de l’existence et de l’écriture ? Ou bien segmentée en séquences successives, accumulation, détours, méandres. Mais une phrase, et un seul point final, énigmatique autant que sûr. Ou bien encore, rêver à la phrase idéale, celle qui vaudrait une vie de recherche et de travail, un peu comme celle que Grand recherche sans succès dans La Peste pour commencer son roman, ou bien peut-être celle que voudrait Mallarmé pour le Livre ? Il faut donc entendre le possessif de « notre vie » non comme un pluriel qui réunirait seulement les deux auteurs, mais plutôt comme un pluriel générique. Toute vie, même la plus humble, écrit sa phrase, qui ne sera peut-être pas retenue par l’histoire mais qui y participe, à sa façon.
On peut entrer ainsi dans ce livre à quatre mains, dans lequel la juxtaposition des poèmes (en italique pour Jouan, en romain pour Miniac) instaure une forme de dialogue particulier, qui n’est pas celui de la correspondance comme on a pu en lire chez Anaïs Bon / François Heusbourg (Seul double, éd. Isabelle Sauvage, 2015) ou Roger Lahu / Thomas Vinau (Ça joue, éd. Le pédalo ivre, 2017) ; ici, les deux poètes ne se répondent pas directement, ils avancent plutôt en parallèle, en écho, dans un jeu de proximité et d’écart tout à fait réussi. Globalement, on pourrait dire que Miniac est plus près du réel quotidien, avec une dimension spirituelle, alors que Jouan est plus amplement lyrique et pensif. Mais les deux se rejoignent dans un travail de fluidification de la frontière vers/prose, chez Miniac par l’utilisation d’une sorte de verset sans éloquence tapageuse, chez Jouan par un jeu de bascule entre prose et vers libre court, très aéré.
D’un poème l’autre, on peut trouver des échos précis comme la paume de la main (pp 74,78), l’eau (pp 29,32)… mais plus largement les deux poètes se rejoignent dans le regard et l’attention portée à l’autre, aux êtres humbles, à la rencontre. C’est souvent le point de départ du poème : « C’est un jour / comme tous les jours / à n’en pas douter puisque / le garçon m’a servi ma cerveza negra, comme hier. » (Y. Jouan). Chez Miniac, un objet peut servir de transition : le bas d’une facturette avec « Merci pour votre visite » (p 57) ou une « petite boite en fer » remplie de tickets de cinéma (p 70). Chez les deux poètes, il y a le goût de l’accueil et du partage, sans moralisme, simplement l’expérience que la fraternité existe autant que la solitude : « Nous sommes / finalement / ce matin / accoudés à la même / table // Rien de moins, rien de plus » (Y. Jouan, p 71). Pour Miniac, le poème est un moyen de rejoindre et d’« aimer » par-delà la séparation (pp 74,75) : « Vous l’auriez lu, enfin ce poème que j’écris chaque jour pour vous /(…) Et vous vous seriez senti moins seul… car il est des lieux (…)/ où seul un poème / Est à même de la briser, cette solitude – et de se retrouver, là, avec vous, / Où vous êtes à présent »(p67).
Le temps est une donnée importante du livre, avec une part de mélancolie tout autant qu’une sorte de disponibilité du passé, qui n’est jamais perdu tout à fait (pp 89,91). Chez Miniac, même si « Finalement, on passe sa vie à passer des bouts d’essais / Plus ou moins ratés » (p 41), il y a toujours une façon de remonter la pente et retrouver une unité, un apaisement, même à la fin : « Tous nos regrets auront alors fondu. Il n’y aura plus que la joie pour palpiter encore… » (p98).
Pour les deux poètes, « Ecrire / est un acte de foi »(Jouan, p 55), et la poésie libère en entraînant le poète ou le lecteur dans un flux qui n’est plus celui du temps : « les siècles n’y font rien : la voix est neuve sous les tournures et, lisant ce testament, je sais que la poésie porte ce dont elle naît : un élan sans décret, fort de n’être pas édicté » (p 71), « Les mots, les vers, sont bien plus que des lignes d’accueil : ils sont la matière même au centre de quoi se joue une ébauche sans projet, la promesse d’un aller sans plus de terme qu’il n’a en nous sa source. » (Jouan, p 94). Chaque poète est en quelque sorte passeur d’éternité pour un présent qui ne lui appartient pas seulement en propre mais qui est une part de la vie autant que de sa vie. Miniac n’est pas très éloigné de cette optique lorsqu’il écrit : « la merveille de dire : « Un poème » ou : « Ma vie » / Ne se résume pas à ces quelques mots… C’est bien autre chose, toujours autre chose » et « au dernier moment (…) Nous y verrons mieux encore que pendant ce rêve agité / Que fut « Notre vie » mais pas « Le Poème » - opérant par soustraction à la première / Ce qui nous fait vivre, à présent, pour toujours »(p54).
Un livre à quatre mains ne peut se faire sans amitié entre les auteurs, mais elle ne suffit pas ; ce qui est particulièrement réussi dans ce livre, c’est l’équilibre entre les proximités profondes sur les enjeux et les pouvoirs de la poésie, et les différences manifestes d’approches dans le ton et l’écriture du poème.
Antoine Emaz
Yves Jouan – Jean Miniac, La phrase de notre vie Editions L’Atelier du grand tétras, 104 pages – 15 €
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