Pour son dossier mensuel, Jean-René Lassalle propose aujourd’hui des traductions inédites de Cole Swensen.
Qu’est-ce qu’un fantôme ? (extrait)
Un fantôme est une fenêtre cassée, bien que la fenêtre ne termine pas la pièce : elle brise seulement le sceau.
Qu’est-ce qu’un fantôme ? C’est l’esprit revenant pour une vengeance exacte. Reviendrai-je ? je ne sais – je suppose que cela dépend de l’ampleur de la douleur dans laquelle je me trouverai.
Un fantôme a mordu une enfant à la pointe de son pouce Et l’enfant remplaça le soleil.
Il semble qu’une grande émotion perturbe la structure qui permet au temps et à l’espace d’apparaître distincts.
Ou le fantôme est un nœud dans le flux sinon linéaire du temps, un orage électrique dans un coffret à bijoux, chagrin parfaitement aligné. Et parfois le fantôme est une chose partagée ; parfois l’entière population d’une ville ou d’un pays s’avèrera en train de regarder dans le miroir au même moment, à partir de là une ville s’est retrouvée dans le ciel, comme le sont toutes les villes si l’on considère que le ciel s’étend jusqu’à la terre, et cette ville aussi pensait qu’elle était vivante, et les bougies s’en sont allées d’elles-mêmes.
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013. Traduit de l’anglais américain par Jean-René Lassalle.
What is a ghost? (extrait)
A ghost is a broken window, though the window does not end the room: it only breaks the seal.
What is a ghost? It’s the spirit returning to exact revenge. Will I return? I don’t know – I suppose it will depend on how much pain I’m in.
A ghost bit a child of the tip of her thumb And the child replaced the sun.
It seems that great emotion disrupts the structure that makes time and space appear separate.
Or a ghost is a knot in the otherwise smooth flow of time, an electrical storm in a jewelry box, grief perfectly aligned. And sometimes a ghost is a shared thing; sometimes the entire population of a city or country will just happen to look in the mirror at the same time, and from there on there was a city in the sky, as all cities are if we consider that the sky reaches to the ground, and this city, too, thought it was alive, and the candles walked off by themselves.
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013.
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Variétés de fantômes
Spectre ombre ectoplasme apparition hanteur et puis le revenant ce
quelqu’un revenu qui est précisément quoi vide ému que l’errant est
l’erreur qui te fait face et n’est pas si vide, maintenant elle se tourne et te fait face
ce toi remémoré qui a oublié de dire quelque chose fut oublié parce que le jour
s’est paré d’écrans se chevauchant une superposition de scènes dans lesquelles
quelqu’un un siècle plus tard traversant une rue se retourne trop vite et te voilà
déchirure dans l’air à travers laquelle l’infini sans fin qui nous remplace observe calmement
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013. Traduit de l’anglais américain par Jean-René Lassalle.
Varieties of ghosts
Phantom shade specter wraith haint and then the revenant that
who has come back who is precisely what fond emptiness that the errant is
the error that faces you and is not so empty, now it turns back and faces you
that remembered you that forgot to say something was forgotten because the day
arrayed itself in overlapping screens a superimposition of scenes in which
someone a century later crossing a street turns around too quickly and there you are
a rip in the air through which the endless endlessness that replaces us calmly stares
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013.
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Entrouvert
Il émergea d’une embrasure, elle sortit du miroir, il apparut très simplement, je me retournai et elle était là sur l’âtre, sur le tapis, dans l’escalier. Les fantômes semblent toujours être seuls, c’est-à-dire qu’on les perçoit un par un, et donc la zone s’étend ici dans toute la pièce ou sur un vaste plateau parmi les vents, présentant sa main, elle est entrée par le jardin et présentait sa main comme pour dire prenez-la, indiquant la petite chose en son creux, qui se révéla être une dent
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013. Traduit de l’anglais américain par Jean-René Lassalle.
Ajar
He emerged from a doorway, she came out of the mirror, he simply appeared, I turned around and there she was on the hearth, the carpet, the stairs. Ghosts always look like they’re alone which is to say, are seen one by one, and so the field extends right there in the room or a vast plateau among wind, holding out her hand, she came in from the garden and held out her hand as if to say take it, pointing to the small object therein, which turned out to be a tooth
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013.
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Ce que les fantômes
veulent a considérablement changé à travers les siècles. Autrefois ils désiraient qu’on pardonne
ou comprenne comment les prières retombaient dans les interstices ; jadis ils
veillaient auprès des insomniaques parlant doucement psalmodiant presque procurez-moi
qui vient réclamer un autre accès mais nos propres fantômes, les plus récents
demandent peu ils ne font que vaciller sur les seuils, une porte peut les vider
et la pièce au-delà ils n’en veulent pas ce qui cause une grande douleur
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013. Traduit de l’anglais américain par Jean-René Lassalle.
What ghosts
want has greatly changed across the ages. They used to want forgiveness
or understanding how the prayers worked down into the interstices; they once
stood beside insomniacs speaking softly almost chanting bring me
who’s demanding another entry but our own ghosts, the recent ones
don’t ask much they just waver on the verges, a doorsill can empty them
and the room beyond they do not want and this is the cause of great pain
Source : Cole Swensen : Gravesend, California University Press 2013.
Ce dossier est consacré au livre Gravesend (2013) de la poète nord-américaine Cole Swensen.
Le polysémique « Gravesend » pourrait évoquer une petite ville à l’embouchure de la Tamise, la « fin des tombes » ou de l’existence, l‘extrémité d’un cimetière, une frontière funeste, la limite d’une gravure… Le livre contient cela, modulant son thème central en poèmes en vers ou prose poétique : la déconstruction et la reconstruction de l’apparition des fantômes. Jouant sur le flottement entre analyse et rêverie cette poésie étonne et séduit par sa rigueur de pensée et ses épiphanies troublantes. On y aborde rationnellement les processus psychologiques de refoulement et de maitrise du deuil ou le contexte socio-historique de l’apparition de l’histoire de fantômes dans la littérature fantastique anglaise. La méthode du sondage diversifie les voix par des entretiens avec des poètes ou avec les habitants de Gravesend sur leur rencontre possible avec des spectres. Puis toutes ces tentatives de rationalisation s’effilochent dans des transes élégiaques où peu à peu s’introduisent des figures de fantômes, discrets, isolés, émouvants. C’est une poésie pensée qui analyse son propre mécanisme puis se soumet à sa vision entraperçue.
Le fantôme est circonscrit comme processus psychologique déclenché par une nostalgie, un deuil, une angoisse face à la fragilité des êtres mais il persiste à apparaître et disparaître quasi-vivant recomposé dans un art du langage moderne fasciné par une création intemporelle de l’esprit dont le mouvement soulageant de sublimation face à la douleur agit même dans une époque de désenchantement scientifique. (On se surprendrait presque ici à décrire le fonctionnement d’un poème). Cependant que dans certains passages l’auteure semble se fondre avec son sujet, le fantôme.
Cole Swensen possède maintenant une conséquente œuvre de poésie, traduction et réflexion universitaire. Son livre le plus connu en France est sans doute Si riche heure, chez José Corti, traduit par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, où sa pensée dansante entre information historique et émotion fait revivre les enluminures du Livre d’Heures du Duc de Berry. Sa « trilogie française » se complète chez le même éditeur par L’Age du verre (2010), sur l’histoire du verre en contrepoint de la peinture de Bonnard, et par Le Nôtre (2013) sur l’invention du paysage à travers le célèbre jardinier du Grand Siècle.
Comme traductrice elle est la passeuse en anglais de poètes français comme Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Jean Frémon. Et elle a édité une imposante anthologie des poètes contemporains de son pays chez Norton, American Hybrid, où elle déclive les oppositions entre chapelles et soutient qu’une des parties les plus intéressantes de la poésie actuelle est celle qui dans une hybridation postmoderne mêle en elle-même les expériences langagières et la réflexion critique de l’avant-garde avec la tradition transhistorique et anthropologique du lyrisme.
Cole Swensen dans Poezibao :
bio-bibliographie, conférence à Créteil, extrait 1 (avec Gianni d’Elia), extrait 2, Si riche heure (parution), Si riche heure (par T. Hordé), lecture d’été au musée Zadkine (08), ext 3, (Anthologie permanente) Cole Swensen
Cole Swensen dans Lyrikline :
on peut l’entendre lire le poème « What ghosts », traduit ici dans ce dossier
Cole Swensen chez Double Change :
Dans la vidéo suivante, Cole Swensen lit des extraits de Gravesend en anglais ; les versions françaises sont de Virginie Poitrasson, parues dans la revue Vacarme n°53, et lues à l’écran par Suzanne Doppelt.
Le site personnel de Cole Swensen
Page conçue par Jean-René Lassalle. Traduction inédite des poèmes par Jean-René Lassalle.
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