Trois brèves de lecture :
Christian Bachelin, Soir de la mémoire, par Jacques Morin
Frédérique Germanaud, Intérieur. Nuit, par Antoine Emaz
Marc Dugardin, Notes sur le chantier de vivre, par Antoine Emaz
Christian Bachelin
Soir de la mémoire, préface de Valérie Rouzeau
La Table Ronde 2018
144 pages, 7,30 €
…et ma mère tourne en rond dans la prison de ses vieux jours. Christian Bachelin, dans une prose poétique cristalline et ramifiée, effectue un double inventaire, celui de l’appartement familial empli d’une multitude de meubles et d’objets à la fois surannés et transpirants de souvenirs, et celui du comportement de sa mère errant dans ce lieu où elle perd lentement la mémoire. Deux choses frappent dans cette auscultation du temps : l’atmosphère tout en pénombre et silence qui baigne cette fin de vie et l’importance conférée aux exhalaisons aigres et suries qui émanent des divers recoins et cagibis. la même odeur duveteuse et grise… Il y a la tendresse du fils qui reconstitue le fil de son existence avec son père disparu brutalement et la froide observation de la dérive crépusculaire d’un être aimé : Ma mère ainsi n’en finit pas de tourner en rond dans l’oubliette de sa vieillesse. Vision lucide de l’obscurcissement des choses au moment exact de l’aboutissement final lorsque le passé poussiéreux poudre les vestiges familiers et les derniers instants d’une histoire simple et commune.
Jacques Morin
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Frédérique Germanaud
Intérieur. Nuit
Editions Le Phare du Cousseix, 2018
16 pages – 7€
Cette suite d’une dizaine de pages ne forme qu’un seul mouvement, un seul poème à partir d’une situation, un noyau minimal : la nuit, un « je » « attend » pour écrire « toute une histoire / Qui ne s’écrira pas ». Peut-être celle d’une absence comme le suggère ce « cendrier propre depuis trois ans » ? La force du poème tient à sa façon de tenir en équilibre sur très peu, et malaisément : « Je dis dans le carnet cousu // Je mens », mais « Seul le crayon soutient mon poids ». « J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits » mais « Il faut savoir rompre (…) Mettre la nuit / Dehors ». Au bout, le poème est sans poids, comme « le dérisoire de vivre », mais sonne étrangement fort, vrai, simple dans sa narration bloquée à chaque tentative. Il progresse en une sorte de pluie fine, gouttes d’encre d’un ou quelques vers courts, juxtaposés. À chaque fois, il fixe une sensation, une émotion, une ébauche de pensée, puis tourne court pour laisser place à la suivante. Cela donne bien un mouvement d’ensemble du poème, mais en pointillés, sans l’élan tenu et continu d’un chant, et sans le royal isolement du fragment. Plutôt que l’image de la pluie, celle du goutte-à-goutte serait peut-être plus juste. Poème sans bruit ou presque, mais pas sans tension : « J’écris grince en poussant fort le stylo / Je pourrais le faire / Avec les dents », ou bien, plus ramassé encore : « Dehors éteint / Et moi dedans ». Il y a beaucoup de maîtrise, finalement, et de modestie, sous le « J’écris n’importe quoi ». Une belle réussite : ce livre mince impose une voix.
Antoine Emaz
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Marc Dugardin
Notes sur le chantier de vivre
Editions Rougerie et Centrifuges, 2017
190 pages – 13€
Le titre peut faire penser au Métier de vivre, mais Pavese tient un journal classique alors que Dugardin laisse flotter les notes, les datant ou non selon un « choix de (ses) Carnets entre 2009 (…) et décembre2013 » (p9). Forme hybride donc, dans laquelle l’auteur dit souhaiter conserver la spontanéité et l’équilibre des différentes forces qui le font écrire. On les repère assez facilement dans leur récurrence alternée. Beaucoup de lectures, Michaux, Celan, du Bouchet… mais tout autant nombre de poètes d’aujourd’hui, et une insistance particulière sur l’œuvre de Bauchau. La musique, aussi, de Scarlatti à Berg, en passant par Bach, Debussy, Ravel, Brahms, Beethoven… toujours avec de courtes gloses précises à partir de l’œuvre écoutée. La place donnée au récit de rêve est également une des marques de ce livre. Tout comme l’importance du quotidien (voyages, activités, famille, amis…), et celle de la réflexion sur l’écriture, l’auteur partant de sa pratique ou de celle des autres. Il faut ajouter encore, en fond, la présence du monde extérieur, souvent dans sa violence, et une réflexion morale diffuse autour de la bonté, du bonheur, de la vie. L’ensemble de ces lignes de force qui s’entrecroisent au fil des pages donne un canevas riche et simple, proche de l’auteur mais sans verser dans la complaisance du journal – miroir. La simplicité, la densité, le refus de « l’étalement de soi » (p57) font la valeur de ces « carnets de travail sur le chantier de vivre » (p84) : « c’est un chantier immense et à ciel ouvert, et qui grouille de vivants. Et je suis l’un d’eux… » (p174).
Antoine Emaz
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