« Ne meurs pas mon ange pas toi »
interview de Gérard Haller par Isabelle Baladine Howald
Il y a quelques semaines paraissait le nouveau livre de Gérard Haller, Le grand unique sentiment (Galilée), dont Anne Malaprade a rendu compte dans Poezibao. Il nous a semblé nécessaire, à l’occasion de la sortie de ce texte bouleversant, de proposer une conversation avec ce poète solitaire qui construit peu à peu une œuvre aussi singulière qu’exigeante.
Ces jours-ci paraît chez Harpo & un second livre, mbo, long poème dédié à la disparition des espèces animales et aux animots que nous sommes. Nous y reviendrons prochainement.
Isabelle Baladine Howald — Le grand unique sentiment est composé de trois poèmes : « L’ange nu », accompagné du tableau de Kupka La Petite Fille au ballon1 (1908), qui représente une fillette nue dans ce qu’on imagine être un jardin ou un pré, et d’un extrait des Sonnets à Orphée de Rilke ; « L’adieu », associé pour sa part à une peinture attribuée à Munch, Zwei Kinder am Strand (Deux enfants à la plage), et à une autre citation de Rilke tirée de la Quatrième Élégie ; et enfin « Komm » (Viens), le plus long des textes, qu’ouvrent La Lutte de Jacob avec l’ange de Rembrandt (1659) et un fragment de Paul Celan emprunté à La Rose de personne (Die Niemandsrose).
Est-ce chaque fois la découverte d’un tableau, à des périodes différentes, qui a été à l’origine de ces poèmes ?
Gérard Haller — Oui. « L’ange nu », en particulier, est étroitement lié au projet d’une amie, Catherine Weinzaepflen, qui enseignait alors aux Arts Déco de Strasbourg et avait invité un certain nombre d’écrivains à consacrer un texte à une œuvre de leur choix, dans l’un des musées de la ville. Sur le moment, je n’avais pas la moindre idée. J’ai commencé par le musée d’Art moderne et contemporain, au hasard, je m’attendais à y passer des heures, mais je suis tombé sur La Petite Fille au ballon très vite et j’ai su aussitôt que ce serait elle ! J’ai un souvenir très précis de ce moment. De l’émotion quand je l’ai vue, de ce sentiment si troublant de la « reconnaître ». C’était comme dans un rêve. Je suis resté là, à regarder, regarder, j’étais comme aspiré. Non pas tant dans l’image, à vrai dire, qu’en « moi-même », dans cette sorte de très étrange lointain en moi, plus ancien, plus intime, auquel l’image me redonnait soudain accès. Comme si tout se rouvrait, ou entrait en résonance… Je ne sais pas.
Quant aux deux suivants, à quelques années d’intervalle en effet, ça s’est passé peu ou prou de la même façon. L’invitation en moins, et à cette différence près qu’en se répétant, l’expérience fait moins peur peut-être ou renforce le désir d’aller plus loin, de s’avancer un peu plus au bord, chaque fois, de cette « scène » où pour moi tout commence et se joue. À commencer par l’écriture – même si, à un moment, c’est aussi son élan propre, sa propre force d’entraînement et d’émerveillement, qui prend le relais. Quoi qu’il en soit, le livre est né comme ça, de cette succession de rencontres.
I.B.H. — D’où vient ce titre extraordinaire, Le grand unique sentiment ?
G.H. — De Suzette Gontard, dans l’une de ses lettres adressées à Hölderlin – sans doute, avec les Lettres à Milena de Kafka, parmi les plus belles lettres d’amour. Mais c’est tout le passage qui a quelque chose d’extraordinaire, dans cette façon si simple, si confiante, d’affirmer souverainement le miracle promis par l’amour : « Si tu sentais comme la plus belle image de toi s’épanouit souvent toute vivante en moi, alors tu sentirais aussi qu’elle éclipse tout, tout ce qui m’entoure, que la moindre impression ne fait qu’éveiller en moi le grand unique sentiment qui me livre entièrement à toi. Donc, ne redoute pas ton cœur, mais crois, comme moi, que nous sommes éternellement l’un à l’autre, et seulement l’un à l’autre. » Pourtant, le plus beau, c’est vrai, est qu’à la place du mot « amour » Suzette Gontard écrit « grand unique sentiment ». Et que ça change tout, que ça suffit pour rouvrir l’horizon. Comme si, en remontant un peu en amont, là aussi, ou en deçà de ce mot « amour » saturé de sens et de savoirs, d’histoires, de mythes, de fictions, de faits divers, etc., on pouvait entendre la chose autrement encore. Ou autre chose de l’amour, resté inentendu. Quelque chose de plus pauvre et à la fois plus vaste, plus inaugural. Pas un « secret » – il n’y en a pas. Mais précisément : que c’est peut-être ça justement, cette absence de tout secret comme de tout « sacré », de tout secours, cette infinie nudité, qui nous offre si entièrement les uns aux autres.
I.B.H. — Le recueil est placé sous le signe de la demande amoureuse et érotique, d’abord par le biais de l’enfance dans « L’ange nu » : « tu veux ?/ elle demande. Répétant devant nous le geste/ ancien qui est pour appeler/ […] pour aller/ et venir entre les corps ici séparés/ de la lumière./ […] et elle a penché la tête un peu aussi/ comme ça et pris ma main je me souviens/ mes doigts dans sa main et m’a fait toucher./ Tu veux ? Elle m’a montré. C’est là le trou/ dedans intouchable qui fait venir tout/ dehors. »2
Cet érotisme de l’enfance est-il en quelque sorte pour vous l’origine du monde, le point de départ du motif central de votre poésie : comment toucher, rejoindre l’autre dont on reste au fond toujours séparé ?
G.H. — Je ne dirais pas les choses tout à fait comme ça. Ce qui est vrai, c’est que « L’ange nu » fait écho à ma découverte du « sexe », de la différence sexuelle, au cours de mon enfance, et que cette découverte a bien évidemment joué un rôle déterminant dans le fait que je me mette à écrire. C’est du reste tout le propos de Commun des mortels, qui s’ouvre déjà sur cette « même » scène et où je me débats déjà avec la « même » figure double de l’Ange et de l’Angst, c’est-à-dire aussi avec le conflit très banal entre le désir et le réel, le « jeu » et l’interdit – religieux, en l’occurrence, et, qui plus est, prononcé par ma propre mère au nom et sous le regard de ce Dieu-père tout-puissant du Livre qui avait ma vie entre ses mains... Tout un programme ! Contre quoi l’écriture a consisté en effet tout d’abord à trouver une façon de m’en sortir. De survivre.
Pour autant, je me méfie de cette idée d’une « origine » ou d’un « point de départ », je crains que ça ne découpe et fixe beaucoup trop les choses, que ça n’arrête le regard au lieu de l’élargir. En réalité, vous le savez bien, si la « première fois » est si « unique », c’est surtout parce qu’elle nous renvoie à une coupure plus primitive : le départ a toujours déjà eu lieu. De même, par conséquent, que le poème, ou du moins ce qui bien avant les mots l’appelle, a en quelque sorte toujours déjà commencé. Je crois que c’est ça qu’Émy me montre et répète déjà la première fois, et que me re-présente, des années plus tard, la Petite Fille au ballon. Pas seulement leur nudité, leur corps nu et sexué, mais quelque chose comme notre nudité commune. C’est ça la « bonne nouvelle » que, tels des anges profanes désormais, elles m’annoncent chaque fois de nouveau et me donnent ainsi à garder, à mon tour, et à présenter.
I.B.H. — « regarde / c’est tout ce qu’il y a / rien dessous/ puis souffle et chair et retour / sang et sentiment/ corps oui coupés tenus ensemble par rien d’autre/ elle dit que de naître et mourir comme ça/ l’un devant l’autre ici dans la lumière / c’est/ ça elle a dit que nous sommes »
C’est le corps féminin, c’est aussi cet écart même qui fait la séparation et le lien entre les corps, le sans-issue, l’homme sans dieu ? Mais également une forme de joie « pure », vivre, être ?
G.H. — « Heureuse terre », oui, dit l’exergue de Rilke. Mais aussi : « Nous voulons t’attraper,/ joyeuse terre. Et gagnera le plus joyeux. » Il y a quelque chose d’heureux, une joie possible, encore faut-il savoir ou pouvoir « l’attraper ». Mais comment ? Quoi ou comment faire ? Comment regarder, penser, nous représenter notre condition de « terrestres », de « sans-dieu » nus et mortels, comme une chance et une bonne nouvelle ? Et la mort alors, après que « Dieu est mort », comment lui faire face ? Avec quels mots ? Quelle poésie elle-même assez nue et ailée, assez commune, pour dire la nudité commune ?
Je n’en sais rien, je n’ai bien sûr pas la réponse. Et peut-être que c’est ça justement qui est mort, avec « dieu » : l’attente et la promesse d’une réponse, d’un secours, d’un salut, l’idée qu’on pourrait en finir avec la mort. On ne peut pas. Il faut commencer par là. Accepter, oui, qu’il n’y a « rien dessous ». Personne. Ni avant, ni après, et qu’il n’y a donc rien de perdu non plus, nul paradis à pleurer ou à espérer. Mais c’est sans fin, parce que la mort de chaque proche, de chaque aimé, ravive la douleur, de même que la passion reconduit invariablement les amants au désir de se rejoindre et, comme l’écrit Bataille, « appelle la mort, le désir de meurtre ou de suicide ». Et chaque fois, c’est comme s’il fallait tout recommencer. Retraverser l’épreuve. Repasser par la case « infans », la détresse, le trou noir de la détresse, et trouver une nouvelle issue, un nouvel expédient, un nouveau tour, une autre façon de rendre la chose regardable. Au fond, c’est toujours ce même mouvement, il me semble, qui est à l’œuvre dans chacun des trois poèmes comme dans le parcours entier du livre (et sans doute dans tous mes textes). Comme si tout l’enjeu, chaque fois, était de parvenir à une sorte de retournement : de m’approcher, toujours plus près, de la « scène », de la « rejouer », comme on se repasse un film, pour mieux la déconstruire et la reconstruire, la dénuder, elle-même, la vider de ses fantômes et la rendre à sa vacance première. Pour mieux voir, peu à peu, comme tout est d’origine déjà nu : déjà tourné vers la terre. Partage et apparition.
I.B.H. — Dans « L’adieu », on voit les deux enfants peints a priori par Munch, assis l’un à côté de l’autre, un petit garçon, une petite fille (voir le tableau en couleurs sur internet, c’est une merveille), c’est encore l’enfance… C’est peut-être aussi sa fin programmée : « on pleurait je me souviens c’était/ comme si nous aussi nous revenions/ mourir loin de nous ».
Et l’arrivée d’Angst, l’angoisse, ici toute rilkéenne ?
G.H. — Oui, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de temps si distincts que ça. La fin de l’enfance est annoncée par « L’ange nu » déjà, et la peur, présente dès la première page, revient tout au long du livre : c’est précisément ce que chaque poème doit affronter, de nouveau, et qui fait de chacun cette « épreuve » que j’évoquais tout à l’heure. S’il y a quelque chose comme des « temps », je vois ça davantage comme les temps ou les vagues successives d’un même mouvement : où « L’ange nu », écho lui-même de cette sorte d’Annonciation profane que je vois dans La Petite Fille au ballon, serait plutôt dans l’élan et l’éclat joyeux d’une ouverture, « L’adieu » plutôt dans le reflux, teinté de mélancolie, le deuil à porter, et où « Komm », enfin, reprendrait les deux, les recreuserait et relancerait pour déployer le mouvement dans toute son ampleur (essayer, en tout cas…) et laisser la vague l’emporter plus loin.
Mais vous avez raison, la peur est liée à la mort, et c’est bien pourquoi la lutte avec l’ange est sans fin, elle aussi, et l’adieu, lui-même originaire, toujours de nouveau à répéter.
A contrario, on pourrait dire que ce qui est si « heureux », dans La Petite Fille au ballon, c’est qu’il n’y a pas la peur : c’est le geste de la main nous invitant au jeu et suspendant ainsi, un instant, la peur. Nous offrant ensemble la nudité et le jeu, le désir et le courage de s’y abandonner. Mais ça n’en fait pas une image naïve, ni insouciante. La mort est bien là, que ce soit dans l’ombre portée de l’enfant, par terre, ou à même la nudité crue du corps, qui en dévoile aussi l’absolue vulnérabilité, et le jeu auquel nous sommes invités est aussi le jeu grave de la vie et de la mort. Tragique et innocent. Infini. Sans but, sans raison ni déraison – vous vous souvenez du vers fameux de Hölderlin : « une énigme est le pur jailli ». Pure énigme et pure ouverture. Venue des corps les uns devant les autres dans l’ouvert. Partage et apparition. Eh bien, il me semble que c’est ça que l’ange mis à nu par Kupka nous donne à voir : pas la nudité seulement, mais le don que c’est et comment il nous abandonne, ce don, les uns aux autres. Comment il nous rend ainsi tout le divin qui reste, ou qui reste à venir, après que les dieux sont morts. Comment il nous remet à nous seuls désormais – à nos mots, à nos cœurs, yeux, mains, sexes nus seuls – le pouvoir de nous décider pour la vie ou la mort. Bref, comment il fait du « commun », de ce qui nous tient ensemble, la question centrale.
I.B.H. — « nous nous promettions/ tu seras là n’est-ce pas/ oui/ tu me tiendras/ oui/ – et plus loin, dans « Komm » : « ne meurs pas mon ange pas toi »
Ce sont deux enfants, peut-être un frère et une sœur, mais c’est aussi la scène « fantasmée » de l’amour et de la mort : laisser l’autre, être laissé par l’autre, lui faire promettre d’être là. Vous lisant, on pense ici à Phrase, de Philippe Lacoue-Labarthe : « Et si j’ai mal ou peur, qui veillera/ sur moi ? – Je veillerai. – Et qui pourra m’entendre si/ j’appelle ? – Moi, je veillerai, j’écouterai. »
Ce dialogue, poignant, ne résonne-t-il pas dans votre propre poésie aussi ?
G.H. — Je ne me souvenais pas de ce dialogue. En fait, le « tu seras là n’est-ce pas » provient du passage d’un livre de Derrida, La Carte postale, repris dans « Komm » : « tu m’aides, nous nous aidons à mourir, n’est-ce pas, tu seras là ». Mais du coup, me revient en mémoire un autre passage du premier poème de Phrase, qui avait paru un peu avant La Carte postale, je crois, dans Haine de la poésie, et où Lacoue-Labarthe s’expliquait sur ce qu’il entendait par « phrase », c’est-à-dire sur ce qu’il attendait d’une littérature qui soit « à la mesure de la solitude » : « Imaginez l’inexorable./ Reste alors – la précarité même : ce peu de mots qui passe la gorge. Reste l’adoration : aide-moi, aime-moi. Ou reste l’imprécation./ En tout cas la pure adresse, vide. »
Mais peu importe, en l’occurrence, la provenance exacte. Ce qui est sûr, c’est que c’est un motif pour le moins récurrent, dans mon travail, et que ce même « peu de mots » revient de livre en livre (dans all/ein déjà, dans Fini mère…) comme le « reste », oui, comme l’écho et le noyau d’une scène ancienne, élémentaire, qui contiendrait déjà tout le livre. Un dialogue déjà, ou une voix double, mais irréductible. Scandant et annonçant ce que le poème entier ne ferait que déplier, ré-citer, re-présenter – ce qu’il est, en somme : cette promesse, en effet, devant l’impartageable, de nous tenir. Jusqu’à la fin, nous appeler, aller vers, « s’obstiner à s’adresser », comme Lacoue-Labarthe l’écrit ailleurs. La littérature comme lettre d’amour. Non plus pour en finir, avec le deux, mais pour nous tenir à sa hauteur. Et ainsi seulement, nus, corps nus de part et d’autre de l’abîme, tenir parole malgré tout : car tout le temps, chaque fois, que nous nous adorons, de même que tout le temps que nous nous étreignons, c’est toute l’éternité qu’il y a. Qui nous est promise, mais comme un faire.
Faire l’amour, faire le poème, faire l’éternité : c’est le même aller vers. Le même « art » ou la même simple façon, unique chaque fois, de nous tenir. Entre l’accueil et l’adieu, entre joie et douleur, entre la supplication et la célébration, la même exigence de trouver une tenue.
I.B.H. — « liebe ich liebe dich etc. » : « Je t’aime », l’amour comme éternel, dans tous vos livres, pas seulement entre ces enfants qui sont sexués, pas seulement entre l’homme et la femme, c’est aussi l’amour pour la mère, l’amour de la mère, dont Fini mère avait déjà fait son ressassement infini ?
G.H. — La voix double, la scène « primitive » – même si elle est elle-même toujours déjà réinventée, précédée par les morts d’avant et par une scission d’origine à quoi nous n’avons aucun accès –, est évidemment liée à la mère, à la naissance, à la violence de la naissance, de l’expulsion, de la chute, etc., c’est-à-dire au fait qu’elle est en même temps une mort : « La déposition de croix. Le dépôt du corps tombé en transe sur la terre. La descente du corps sur la terre dans la naissance. La tombée du corps dans la mort », écrit Pascal Quignard dans L’Origine de la danse. « C’est le point de naissance-mort », dit-il. Temps mort – puis aussitôt appel d’air et cri, « envol du cri » et « invention de la voix » pour appeler un autre, dehors, chercher le visage de la voix d’avant qui continue, dans nous, de résonner. Le dieu manquant. Mort déjà depuis toujours dans la mère et remourant lui aussi, avec chaque « descente du corps sur la terre »… Bon, je ne sais pas si ça répond à votre question. Mais si je cite cette phrase, c’est parce qu’elle éclaire aussi quelque chose, me semble-t-il, de ce qui rend La Lutte de Jacob avec l’ange peinte par Rembrandt si fascinante, comme une image de rêve qui en condenserait plusieurs autres, et qui fait qu’il est impossible de démêler ce qui appartient en propre aux gestes, eux-mêmes parfaitement ambivalents, de la lutte-étreinte érotique et ce qui provient d’une Madone allaitant ou/et d’une Déposition. Ce qui fait écho à l’expérience commune et ce qui reste de son interprétation religieuse. Ou encore, et c’est peut-être le plus troublant : ce qui distingue le profane du sacré. Comme si l’image de Rembrandt ouvrait sur une sorte de fond, « commun » justement, où cette distinction n’a plus de sens. Pour le dire simplement : où ce qu’on voit, c’est que la nudité commune est le « divin ».
I.B.H. — « L’ange » est apparemment quelque chose qui vous hante : « mains bras ailes pour aller d’un/ à l’autre ».
C’est la figure du toucher le plus léger, voire du « désincarné », c’est aussi une figure rilkéenne (« tout Ange est terrible »), ou encore celle de la protection maternelle. Mais la lutte peinte par Rembrandt, où l’ange tient (retient) un homme par la taille et contre l’un de ses genoux, évoque d’abord une scène sensuelle. En tout cas il me semble que c’est ce que vous en faites, en revenant une fois encore – avec ce « Komm » (Viens), titre du troisième poème et grand leitmotiv de ce livre mais aussi de tout votre travail – à la scène d’amour, de l’accès et de l’impossibilité de l’accès à l’autre. De cet appel qui s’y fait entendre.
G.H. — Si c’est la nudité commune qui est le « divin », « l’ange » n’est rien d’autre non plus que cela qui nous la présente. Non plus un autre que l’homme, quelle qu’en soit la figure, envoyé par Dieu pour en annoncer la venue, mais chaque autre qui vient devant moi comme un qui me révèle ma propre altérité. Comme ce « miraculeusement et désolamment proche », dit Genet, qui me rapporte, en même temps qu’il m’apparaît, à sa disparition à venir. Qui me confie ensemble le miracle et l’abîme. La nudité commune et le « grand unique sentiment », chaque fois, quand deux par chance s’y reconnaissent vraiment.
Parce que c’est là d’abord que ça se passe. Non pas que ça ne soit pas le cas ailleurs, au contraire : partout, c’est nu, grand ouvert, partout et à tout moment n’importe quel homme ou animal ou quelque autre existant que ce soit qui se présente devant moi me présente en même temps la venue elle-même de tout dans l’ouvert. On pourrait dire aussi bien : partout il y a de l’ange, partout ça s’ouvre et fait signe en passant. On peut élargir, en quelque sorte, le champ de vision, « embrasser la communauté des hommes et des bêtes tout entière », comme le voulait Kafka – c’est du reste ce que j’essaie de faire, à ma façon, avec mbo3. C’est vrai, mais ça se fait à bas bruit, ça nous touche moins crûment, ça ne nous traverse et divise pas de part en part comme c’est le cas avec notre propre corps, dans et face à ces moments – la naissance et la mort, l’amour – où c’est comme si le monde lui-même s’ouvrait et se fermait en nous.
De ces moments, de leur traversée, l’étreinte constitue, littéralement et dans tous les sens, le cœur : l’expérience, chaque fois, de l’extrême intimité et de l’extrême altérité, du toucher comme bord à bord, nu contre nu, de la jouissance elle-même comme éclat de la fusion désirée, etc. Comme si, chaque fois, c’est là que tout se rejouait. Et qu’on le sait, au fond. Tout le monde. On sait que c’est là que ça se passe et ce qui se passe. Or c’est exactement le sentiment que j’ai eu devant le tableau de Rembrandt : c’est là, j’y suis. L’impression de me retrouver face à quoi et avec quoi je me débats depuis le départ. Qu’il n’y avait qu’à regarder. Qu’on voyait tout. Au-delà de la scène biblique et des figures qu’elle représente, à même ces figures, le corps à corps de deux comme nous, livrés, comme nous, à leur nudité commune et tenus de l’affronter. Que c’est ça que tous les amants du monde depuis toujours se révèlent, chaque fois, dans le noir d’avant les images et les mots : la révélation qu’ils sont. Que nous sommes. Comme si, se voyant nus, ils voyaient du même coup la « vérité » : l’absence de tout secours comme de tout secret. Il y a une phrase de Bataille qui dit ça très bien : « Rien au fond n’est illusoire dans la vérité de l’amour : l’être aimé équivaut pour l’amant […] à la vérité de l’être. Le hasard veut qu’à travers lui, la complexité du monde ayant disparu, l’amant aperçoive le fond de l’être, la simplicité de l’être. »
C’est simple : tout est là, ouvert, il n’y a qu’à regarder. Ouvrir les yeux. « Regarde », c’est le mot que « l’ange nu » et toutes les voix du livre après ne cessent de répéter. Mais c’est le plus difficile aussi : parce qu’en temps normal, si je puis dire, on n’est pas tout le temps nu ! C’est même tout le contraire, nos têtes sont plutôt pleines à ras bord des fables et figures de l’immense fatras métaphysico-religieux qui nous fait chercher la vérité ailleurs, ou qui nous fait voir le monde comme un sous-monde trop nu pour être vrai. C’est pour ça, il faut un peu de temps pour apprendre ou réapprendre à voir le monde comme si on ouvrait la première fois les yeux.
I.B.H. — Apparaissent aussi d’autres écrivains, associés aux questions dont ils ont fait leurs livres : la peur (Kafka), la solitude (« je suis seul, seul seul, à mourir », Derrida), le sexuel (Quignard), l’amour (Duras)… Et Paul Celan, qui peut-être réunirait tout cela ? Comment vous accompagnent-ils ? En quoi sont-ils un appui pour votre travail ?
G.H. — Bon, je vais garder le mot « apparaissent »… Même si je ne peux pas empêcher que les noms à eux seuls entraînent dans leur sillage tout un réseau de sens, de tons, de questions, etc., et que ça esquisse inévitablement, sinon une proximité, au moins une forme de constellation. Mais ça n’est pas le but, et je serais bien incapable de dire précisément la place et le rôle de chacun. Ce qui compte, c’est la phrase, le vers, le passage emprunté. C’est ça qui m’apparaît d’abord. Pas une œuvre, encore moins un nom, mais tel mot, telle phrase. Un simple éclat – mais qui me saisit. Qui suffit pour interrompre la lecture d’un autre et qui me rapporte à « moi », que je reconnais, ou qui connaît quelque chose de moi et du monde-avec-moi mieux que moi et que je veux garder alors avec moi. En fait, ça se passe exactement comme avec les peintures. C’est des ouvertures, disons, des portes qui s’ouvrent. Des échos venus de loin, d’un autre, mais qui se mêlent aux miens et entrent en résonance. C’est un mot que j’aime beaucoup, qui dit peut-être le mieux ce dont il s’agit : la nudité et le commun, l’ouvert comme entre-deux. Tout est ouvert, « tout est intime » dit Hölderlin, mais cette intimité est elle-même d’origine et irréductiblement plurielle : co-intimité, coapparition/disparition des corps séparés que le monde est. Battement, chaque fois unique, qui fait chaque un ouvert, dedans et dehors, sur tous les autres qui sont avec lui le monde.
La question, en somme, c’est comment faire entendre cette résonance. Et c’est d’abord une question de forme, bien sûr. D’où les emprunts, les voix « étrangères », et le choix de les inscrire dans le poème, au plus près de sa voix propre et de son rythme, tout en maintenant leur hétérogénéité. Façon de réaffirmer que le poème lui-même est toujours déjà une forme composite, mêlée. Une composition. Et peut-être ainsi de le rouvrir lui-même à sa nudité première : au partage des voix et à l’aller incertain d’une à l’autre qu’il est.
I.B.H. — La langue allemande et sa façon de déconstruire le français, si on la transpose littéralement, comme vous le faites, constituent pourtant la charpente de votre poésie, d’une manière qui n’a pas d’équivalent. C’est la langue ou le dialecte entendus dans l’enfance, peut-être. Cela s’impose-t-il à vous, dans l’écriture, ou travaillez-vous volontairement cet écart ?
G.H. — Comment savoir… Qui ou quoi s’impose et qui décide, quand on écrit. Qui dicte. Qui tient la main… Et en même temps, c’est vrai, c’est autre chose encore avec deux langues : comme si le « qui ou quoi » auquel j’ai affaire était lui-même double. Que ça redoublait l’écart et les échos, les doubles, la division, etc. La scission, dans chaque mot, le doute, la suspicion, l’incertitude généralisée. L’impossibilité d’établir un lien sûr entre les mots et le monde. Entre les mots allemands de la mère, du dedans, et ceux français du dehors. Ceux du cœur et ceux du vaste étranger. Comme si, à mesure que le français peu à peu avait pris la relève, c’est la langue intime qui était devenue la langue étrangère – et pas n’importe quelle langue, une dizaine d’années à peine après la guerre : la langue de la mort, la langue devenue elle-même imprononçable des camps d’extermination.
Fin de la Muttersprache. Ma petite catastrophe, intime, et la grande, sans commune mesure, irreprésentable. Échos encore et restes, survivances, mais de qui et quoi, quel « commun » ? Comment enchaîner ?
Je ne sais pas. Tout ce que je peux dire, c’est que s’il y a quelque chose de résolu, de « volontaire », pour reprendre votre terme, c’est de repartir de là : de cette « fin » au commencement – Anfang, dans la langue de ma mère Anne – et de la question. Comment enchaîner, comment recommencer sans recouvrir « l’écart ». Et de ce point de vue, le vertige, l’ébranlement général provoqué par la cohabitation des langues, si déstabilisant qu’il soit, est aussi une ressource et une chance. En un sens, ça m’a sauvé. J’étais reséparé de ma mère une seconde fois, exilé en moi-même sans retour, mais le plus dur était fait : en défaisant par avance toute espèce de sol et d’adhérence, d’appartenance, d’identité, en m’interdisant à jamais de me sentir dans aucune langue chez moi, d’y prendre mes aises, de m’y installer, ça m’a ouvert du même coup la voie aussi – et la voix ! Je pouvais commencer à entendre les mots autrement, à les écouter comme des échos eux aussi d’autres mots et noms et des échos d’eux-mêmes dans d’autres langues encore : Anne, Anfang, Angst, Antschel, Ange An/je, etc. Et ces échos, ces envois et renvois de sons, de sens, d’émotions entre les uns et les autres, je pouvais les multiplier moi aussi, les mêler, moduler, transformer, les décomposer et recomposer autrement, lettre par lettre et mot à mot, vers, phrases et ainsi de suite et comme ça relancer à mon tour l’appel. Komm ! Viens. Faire le comm/un. Chaque fois unique comme si c’était pour l’éternité. Reconstruire, même sur rien, soutenu par rien d’autre que la promesse chaque fois de tenir parole, quelque chose comme un « pont » quand même, vous savez – c’est dans Renverse du souffle : « Avec toi,/ sur le pont de cordes vocales, dans le/ Grand Entre-deux,/ franchissant la nuit », etc.
I.B.H. — Merci, Gérard Haller.
G.H. — Danke ! merci à vous.
1. La Petite Fille au ballon est actuellement visible dans le cadre de la rétrospective « Kupka – Pionnier de l’abstraction », présentée à Paris au Grand Palais jusqu’au 30 juillet.
2. Le / collé au mot ou au signe de ponctuation qui le précède signifie passage à la ligne d’un vers à l’autre ; celui précédé et suivi par un blanc est un signe auquel Gérard Haller a recours à l’intérieur même de ses vers pour les couper, les rythmer, les ponctuer.
3. mbo, Harpo &, avril 2018. La phrase de Kafka, tirée des Lettres à Felice, constitue l’exergue du livre.
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