Jours redoutables débute par la fatigue : « on s'éveille un peu las comme si l'on n'était plus qu'une clope à moitié consumée » (p.8). Le corps vieillit (« que reste-t-il alors ? l'usure d'une carcasse qu'aucune main ne saurait ravauder », p.8) en même temps que, étrangement, les souvenirs n'étoffent pas la mémoire mais la troublent (« des souvenirs d'événements qui n'ont peut-être pas eu lieu »). L'écriture se réduit puisque demeurent « ces pauvres phrases qui dérivent à tâtons dans la boîte crânienne » (p.9). La vie se resserre donc, dérisoire, errante.
Cette sensation hante tout le recueil :
« Rien n'est plus. Incertain que le bruit que l'on. Fait lorsqu'on marche à tâtons dans. L'obscurité et nos pas. N'ont plus la ferme assurance du jour quand. Ils avancent dans l'impermanence aussi. » (p.52)
La perte est une évidence, brutale (« Rien n'est plus »). Mais elle n'est pas achevée. Elle est relancée comme les phrases qui, incertaines, butent et reprennent après le point et l'espace typographique, comme une palpitation. Cela répond à la fois à la fragilité et à l'obstination de notre vie, de notre avancée malgré tout. Une rage s'exprime alors dans cette perte, où il faut tenir, le plus vivement possible :
« On chute sur les genoux mais toujours on demeure. Fiers indéfectibles et dignes. De cette dignité très désinvolte de ceux. Qui vivent à plein régime. » (p.52).
Si ainsi « la mort très coriace […] nous traque » (p.63) et inquiète, le texte de Christophe Manon ne cherche pas tant à l'éviter qu'à continuer, à sa limite, de « saisir ce qui vibre dans. L'aura émoussée du soleil où les larmes. S'enfouissent peut-être. » (p.24). Le jour, nécessairement, finit et laisse « un poids de cendre dans la bouche. » (p.15). Il en va de même avec nos désirs. Mais, dans cet effacement, une énergie, proche de se perdre, se maintient :
« Puis toujours. Debout récuser toute soumission s'inventer. De nouveaux soleils des danses des. Chants éblouissants comme si. » (p.15).
Il faut entendre là l'intensité de cette énergie en même temps que son atténuation. Le lyrisme des « chants éblouissants », ou, plus loin dans le recueil, d'une « vaste joie », est étouffé « sous une couche épaisse. D'argile et de sang » (p.28).
Rien d'illusoire donc. Cependant, cette tension singulière de mort et de vie anime le poème :
« Le poème quelque chose entre. Arpenter et vivre. Agir peut-être n'est pas. Impossible. Car cependant l'espoir nous. Permet encore de respirer malgré. L'odeur noire des rêves éparpillés. » (p.60)
Le poème n'est pas une fuite, mais permet d'avancer encore, bien que le doute s'y inscrive, vivement. « Agir », dans le battement de la phrase et de sa diction, est suspendu entre sa possibilité et son impossibilité, tout comme cet « espoir » qui fait face au désastre et à l'obscurité, s'en nourrit et y sombre.
« L'odeur noire des rêves éparpillés » : cela peut être dit aussi des photographies de Frédéric D. Oberland, qui accompagnent le texte. Elles montrent en effet des instants emportés dans leur effacement nocturne, saisis par une vision précaire, bougée : images d'étreinte, de vent dans les branches de palmiers, de ciel pluvieux, d'une silhouette dans le brouillard... Cela semble se perdre dans le temps de la prise de vue, le grain de l'image et la mémoire. On suit cette errance, saisi par le fait que cela soit déjà en train de se perdre et pourtant encore vécu.
Antoine Bertot
Christophe Manon et Frédéric D. Oberland, Jours redoutables, Les inaperçus, 2017, 76p., 14€.
Sur le site de l’éditeur.
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