« c'est toi
qui m'as
ouvert la porte
pourtant
tu n'y étais pas
et il n'y a pas de porte
juste
le passage d'un corps
le mien s'est glissé
entre les feuilles et la lumière
(il y est toujours) » (p.72)
Il n'est pas difficile de reconnaître la poésie réussie : elle vient comme une danse, comme une leçon de présence, mais une présence verbale d'images et d'impressions. On ouvre un recueil, espérant ainsi de lui une formulation de la juste présence, et celle-ci, prodigieusement et simplement, vient.
Le titre du recueil (« et nous, entre ») n'est pas énigmatique. Il tourne le dos à l'aparté intime (qui serait un « et entre nous » de plus !), et dit ce qu'il cherche : notre situation véritable. Sa question est : entre quoi et quoi sommes-nous quand nous sommes vraiment ? La page 65 répond : entre ciel et terre. D'autres pages suggèrent : entre passé et avenir. D'autres encore : entre monde et vie. Mais toujours, « et nous, entre » le rappelle strictement : d'abord nous ne venons qu'après ce qui nous environne (nous contient et nous dépasse), nous sommes toujours un ajout, une conjonction de justesse, voilà pour et ; ensuite chacun compose le monde depuis soi, mais je ne peux jamais dire authentiquement « on » puisque le « on » (impersonnel) ne me comporterait même pas ! - voilà donc pour le nous, et sa sorte de solidarité incompressible ; enfin, nous ne sommes jamais déployés qu'en une région intermédiaire, en un royaume moyen, voilà pour entre : nous ne sommes au mieux que le pont que nous traversons, entre des rives qui s'indiffèrent l'une l'autre et d'abord nous ignorent. En ces trois mots du titre, sont résumés : les ingrédients indiluables, les ressources inextensibles, les exigences inévitables de tout destin humain. La leçon de présence voudra donc lucidité, patience, et courage, comme on va voir.
La lucidité contribue ici à la justesse de présence par le sourire partagé (aucune mièvrerie !). L'auteur semble demander : où sommes-nous quand nous nous sourions ? Un visage y ouvre une sorte de parenthèse (expressive) qu'un vis-à-vis ferme, et réciproquement. Ni troc admiratif, ni moquerie synchro, mais, dit singulièrement notre poète, un murmure simultané du corps de chacun dans la bouche de l'autre. Voilà l'expérience du double sourire : deux situations de monde s'estiment, deux respectivités se jaugent, s'apaisent, se pardonnent. Polie fraternité des fragiles (des sourires peuvent être séducteurs, mais jamais impérieux), complicité douce d'apprentis de la vie (des sourires peuvent être crispés, mais jamais mesquins) : une convivialité de rescapés les uns des autres. Guillemets d'un soulagement muet, gardiens siamois d'un répit des sorts utile et mérité, telle est la sorte de profondeur transversale de sourires complices.
« Un sourire ça ne se refuse pas, c'est l'acquiescement au monde, la complicité des êtres mortels qui savent qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'à s'aimer. Tu l'entends mon sourire ? » (p. 17)
« Mon sourire est posé sur le monde il te regarde il ne t'oblige pas il te dit qu'il sait et qu'il sait que tu sais » (p. 25)
Ce qu'est le sourire – la parenthèse juste - entre monde et vie, la patience l'est entre passé et avenir. En présence de tableaux de Jacques Clauzel, Marie Joqueviel exprime ceci :
« On patiente dans les choses, qui bruissent.
On écoute – rien ne se dit ; un murmure pourtant convoque l'oreille qui s'ébroue dans la couleur, les plis, le temps. On respire avec elle, la toile. En nous, elle ne force rien, s'immisce sans parole dans la matité du corps ; elle se tient là, debout, sans mystère. Elle ne nous cache rien.
Elle nous apprend la patience » (p. 83)
La patience est la conscience (et la vertu) de l'incompressibilité du devenir. Comte-Sponville en a dit l'essentiel (« faire ce qui dépend de nous pour attendre au mieux ce qui n'en dépend pas » ; « l'art d'accueillir le présent à son rythme »). Entre le passé et l'avenir, la patience tient juste les rênes de l'opportunité, empêche la monture du moment d'être de s'emballer. Et l'œuvre d'art, dit Marie Joqueviel est la chose divine qui fait cette leçon : les choses ne se portent pas plus mal d'aller vers rien (imitons-les) ; les dieux pratiquent l'immortalité lente (instruisons-en-nous). Le juste tempo de l'advenir est là.
Entre ciel et terre, enfin, il y a notre nudité.
« j'écris pour que remonte à la surface l'inaudible
que soigneusement nous recouvrons avec des mots que nous évitons
parce qu'il nous dénude » (p. 43)
Elle est l'exacte présence disponible d'une existence, telle que l'inconnu nous la livre clés en mains (on imagine mal une embryogenèse en complet-veston), telle aussi que nous revenons à lui (l'avocat couvert d'escarres rechigne à plaider). La nudité prosaïque trouble parce qu'elle impose son image (qui excite ou répugne), son narcissisme donne l'espace de la regarder, - alors que la poétique médite sa propre inutilité, ressaisit l'écheveau de rythmes dont elle coule, et comprend, en matière d'accessoire ontologique, à quoi s'en tenir
« …quand parfois nue je prends le temps de m'écouter » (p. 44)
La poésie est certes un savoir livré comme fermé dans un langage à un esprit qui nous offre de l'ouvrir pour lui.
« quel savoir dont je ne sais rien sinon –
qu'il me précède ? » (p. 85)
Mais c'est aussi, dit parfaitement Marie Joqueviel (p.9), le visage apparu dans la voix, qu'il aura donnée. Nettement et noblement.
Marc Wetzel
Marie Joqueviel, et nous, entre, avec des photographies d'Adrien Perrin, Éditions de la Revue NU(e), 2018, 102 p.
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