Dans deuil, le livre écrit après la disparition de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, Dominique Fourcade inclut ces pages à propos d’une installation du chorégraphe William Forsythe.
Poezibao propose ce texte et l’accompagne d’une vidéo de présentation de Black Flags. Cette vidéo a été réalisée à l’occasion de la création de l’œuvre en 2015, elle est en allemand et en anglais, non sous-titrée.
« j'aurais dû être sur mes gardes voici pourquoi : du 15 octobre au 22 décembre 2017 a été joué, à la galerie Gagosian au Bourget, Black flags, un dispositif de William Forsythe qui m'a énormément marqué. une chorégraphie. je m'y suis rendu plusieurs fois, j'y ai envoyé beaucoup d'amis, ainsi que des inconnus. j'ai bien pris Black flags pour ce qu'il était, un avertissement sans frais. chaque fois, j'en sortais en état d'alerte, sûr qu'il allait arriver quelque chose. il faut dire que déjà, là-bas au Bourget, dans cet immense endroit, cette fable en action, cette abstraction de fable plutôt, était en soi un événement de la beauté duquel on ne pouvait se déprendre. de plus, il était inévitable de l'interpréter comme un sémaphore. voici quelques notes prises sur le moment : c'était dur, ça signalait qu'il n'y avait rien à signaler c'était paniquant, ça ne nous disait pas de ralentir, ni s'il y avait un sens inverse meurtrier
deux robots industriels tels quels, désanthropomorphisés au possible, attachés à ne rien signifier, agitant, fixés sur des hampes en fibre de carbone, de grands drapeaux noirs, leur dialogue nous rive à lui, nous insiste, nous déchire, jamais l'air n'a été aussi palpable, tendre et chevalin. tout surprend, à commencer par l'ampleur des choses. je suis ébloui. je sais, quand j'en sors la première fois, que j'étais prêt depuis longtemps pour ce poème, mais je comprends que, pour des raisons qui tiennent précisément aux conditions de l'occurrence de la grande poésie, ce sémaphore ne pouvait se produire qu'aujourd'hui, et qu'il est, dans la forme qu'il revêt, un appel à m'identifier comme contemporain. il y a un moment pour tout il n'y a un moment pour rien. essentiellement, on entend le bruit des drapeaux, pas de la soie mais c'est tout comme, se coordonnant dans l'espace que créent leurs figures, le balayant, le brossant, le lissant inlassablement, tirant des horizontales et des obliques d'une qualité sans égale, in unrivalled draftsmanship, des lignes d'une décision dont aucun humain ne serait capable, espaces et lignes cependant plus humains que celui du répertoire humain. le tout mêlé au bruit des robots eux-mêmes, usine nouvelle automation du poème, impossible de faire plus humble plus obstiné comme personnalité. la pièce durait vingt-huit minutes dans lesquelles tient ma vie entière
(...)
il fallait que Black flags fût dans deuil
Black flags m'avait prévenu d'un deuil, mais d'une façon si générale qu'il était impossible de cibler
c'est le propos même de Black flags, de ne pas cibler. c'est seulement un très grand poème, comme tel étranger à toute cible
rien de ce qui arrive n'est ciblable, et moins que tout la mort d'un être débordant de vie, c'est mouvant la mort, ça colle à l'allégresse
Dominique Fourcade, deuil, éditions P.O.L. 2018, 64 p., 9€.
Une vidéo autour de la conception, la programmation et la création de Black Flags de William Forsythe. La vidéo est en allemand et en anglais, mais Poezibao incite vivement à la visionner même si on ne comprend pas ces deux langues.
lien de la vidéo, durée : 14’27.
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