« ‘Objectiviste’ ; images claires, le sens non affirmé mais suggéré par les détails objectifs et la musique des vers ; mots concis et simples ; sans l’artifice des mètres réguliers ; thèmes principalement juifs, américains, urbains. » (1) En ces termes, où celui de musique n’est pas oublié (préféré d’ailleurs à celui de rythme), Reznikoff définit son écriture poétique au sein de ce mouvement de la poésie américaine, qui tente de dépasser la subjectivité du poète, de ne plus faire du poème l’expression d’affects démultipliés, en mettant à distance le charme de l’image pour une pensée du poème qui confonde son sujet à son matériau. Si Témoignage et Holocauste inscrivent une radicalité dans ce processus littéraire et non littéral, la publication de deux inédits dans leur intégralité en français (Inscriptions précédé de Ça et là (2)) permet de percevoir à l’écart des ouvrages susnommés, une traversée des États-Unis qui éloigne d’elle-même les clichés analytiques mis en avant dans le partage français des objectivistes américains et révèle une poésie aux multiples mises en tension, certes inscrits sur un territoire identifiable (et parfois violemment : racisme, ségrégation, antisémitisme, pauvreté, exclusion, guerres). Toutefois, Reznikoff est un artisan subtil de l’émotion ; ici elle règne, cette poésie n’étant nullement l’idée d’une austérité perceptive à laquelle se mêlerait une vérité stylistique absolue ; elle est plutôt le livre d’heures d’un homme, observateur et narrateur de scènes comme voué à l’introspection, jamais sans contentement. Puis il y a une Terre ; d’abord la Terre noire d’Égypte d’où procède l’exode des Juifs, Terre devenue mémoire née de l’étude de l’Ancien testament et de textes religieux comme le Talmud. Ainsi la parole des Anciens devient la matière d’une grille de lecture du monde et se manifeste en chacun de ces livres. À la première partie de Ça et là (1941) « Une brève histoire d’Israël : notes et gloses » répondent les premiers vers d’Inscriptions (1959) : « Où est cette montagne que nous avons lue dans la Bible – / le Sinaï – où la Torah a été donnée à Israël ? » La lecture du texte, son propos rapporté, sont l’amorce d’une entrée sur la terre américaine – autrement dit la culture avec laquelle le poème naît en terre d’exil au beau milieu d’un peuple cosmopolite soumis à des différences sociales et raciales majeures. Il s’agit donc de se souvenir pour voir et dire clairement, de connaître les textes premiers pour donner à lire des textes s’ajoutant à l’Histoire du monde. Cette écriture prend vie au sein d’une histoire d’exilés (comme Carl Rakosi le fut de Hongrie). Au sein de pareils paysages, au cœur d’une telle humanité, la mémoire juive devient Kaddish à la mort d’une mère, et en de nombreux lieux et heures témoignages, biographies de vies et de villes (New-York, Hollywood), croisant l’archive au texte ancien, le fait-divers à l’Histoire, le poème au récit juridique. La vérité du fait supplante ainsi l’intériorité du poète, même si le fantasme, sinon le clin d’œil, se donne à voir pour dire l’expérience d’un homme aux origines douloureuses. Ainsi Saison des pluies (extrait de la suite « 3 Autobiographie : Hollywood ») dans Inscriptions : « Il pleut depuis trois jours. / Les visages des géants / sur les panneaux d’affichage / sourient encore, / mais la dorure du ciel a été lavée : / nous voyons le monde de fer ». Il n’est pas impossible que l’objectivisme de Reznikoff soit cette capacité à percevoir au-delà du factice pour révéler la dureté secrète d’une époque ; d’en percevoir les manifestations dans une multiplicité de scènes où la nudité de l’homme est entrevue ou crûment révélée dans ces deux livres, davantage dans Holocauste et Témoignage. Le lecteur lui est pris à témoin parmi des images défaites (comme il existe des pensées toutes faites) et une conscience d’époque qui éclaire la force des apparences – marginalités et ostracisme. Si une intelligence littérale essaie de supplanter l’idée du bien écrire chez Reznikoff, son exigence éthique guide l’écriture du poème, dans la musique de vers née d’une marche allant çà et là, véritable condition humaine riche d’une altérité émouvante : « Des fleurs bleues sous le soleil brûlant / et les oiseaux bruns qui s’envolent / dans les tunnels d’air frais / entre les buissons et le sol. // J’écoute le babil de mes semblables – / aussi étranger qu’un oiseau : qui s’en soucie, qui s’en soucie ? // Je vois leurs sourires / mais je suis le chien qui accourt, / museau au sol, / occupé à ses propres affaires. »
Marc Blanchet
1. Définition présente dans la chronologie à la fin du volume d’Inscriptions.
2. Dans le premier numéro de la revue La Barque dans l’arbre (éditions La Barque, 2018), Nicolas Vatimbella donne une très belle traduction du Kaddish de Reznikoff qui figure dans Going To and Fro and Walking Up and Down, qu’il traduit par De long en large et de haut en bas et que Thierry Gillybœuf traduit par Çà et là.
Charles Reznikoff, Inscriptions, traduit de l’anglais (américain) par Thierry Gillybœuf, Postface d’Emmanuel Laugier, Éditions Nous, 2018, 154 p., 18 €.
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