Cézanne dans les plis de la vie de Rainer Maria Rilke. Pour le poète allemand, Cézanne invite à un « revoir » qui se manifeste, un an après sa mort du peintre, par des visites répétées à l’exposition parisienne de 1907. Rilke n’est pas ici essayiste ; il ne formalise pas ses pensées dans l’unité d’un ouvrage (comme pour Rodin). Non, il écrit après le motif, sur les toiles de Cézanne, esquissant, précisant, reconnaissant sa difficulté à établir une vision de ces peintures, tant celles-ci récusent le discours, déplacent les impressions, troublent tout saisissement.
La pensée de Rilke trouve sa forme dans des lettres du 3 juin au 4 novembre 1907 adressées à Clara Rilke-Westhoff (édition suivie de deux lettres à Paula Modersohn-Becker de la même année). Paroles d’un homme éloigné, incapable d’une vie de couple, toujours sous la menace de s’absenter de lui-même. Aucun reportage non plus : les lettres débordent les seules impressions ; une vie autour de cette admiration répétée se raconte ; vie cosmopolite, parfois mondaine, avec des rencontres aléatoires dans la salle d’exposition, qui font passer de la coïncidence à la conscience d’époque.
Rilke apparaît en ces pages dans toute son humanité ; ses choix personnels ne s’éprouvent dans aucune raideur : il a choisi une vie faite de déplacements qui favorise sûrement une mobilité d’esprit qu’une vie plus « rangée » contrarierait. De même, son attention aux choses les plus diverses, dont ses lieux de résidence, ses rendez-vous sont les témoins comme les stations de son existence, avec un sens du détail qui touche autant à la satisfaction de ses sens qu’à sa faculté d’émerveillement.
« Interpréter Cézanne » est le refus auquel les tableaux du peintre le conduisent. Si les penser est nécessaire, les décrire est d’abord le chemin le plus sûr pour en dire les enjeux, en partager les aboutissements, et garder sauves les émotions : « (…) je voulais encore te dire ceci : que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture ». Cette alliance entre les couleurs, réciprocité et partage, perméabilité et mutation, est la grande révélation que Rilke parvient à prononcer. Si des éléments de la vie recluse de Cézanne, frappée du dédain de ses concitoyens aixois, sont racontés, ils servent à relayer la recherche exigeante de l’artiste que le poète essaie d’établir en filigrane des tableaux de l’exposition.
Sans cesse Rilke revient, exerce son regard sur ces peintures ; le laisse se perdre en tentant ensuite, par l’écriture, d’en atteindre le revers qui serait l’expression de son admiration. Son esprit comme ses yeux suivent à la trace la représentation en cours, cette dramaturgie muette du tableau, qui doit être dite pour déployer une vue d’ensemble, autant la toile que l’Œuvre : « Bien que ce soit une de ses particularités d’employer pour ses citrons et ses pommes du jaune de chrome et une laque rouge ardent tout à fait purs, il sait en maintenir la sonorité dans les limites de la toile : elle retentit dans un bleu attentif exactement comme dans une oreille et en reçoit une réponse muette, de sorte que personne, au-dehors, ne se sent hélé ou interpellé. Ses natures mortes sont miraculeusement absorbées en elles-mêmes. »
Il est bien sûr tentant, dans l’approche critique de ses lettres, de mettre en liaison la « tenue » de la toile cézanienne et la recherche poétique de Rilke, qui conçoit aussi au-delà de sa forme le poème comme vérité déduit de la saisie des images – objet ouvert qui ne doit pas, en son intérieur, s’enivrer de contentement ou d’effet. La vie même du poète tente de conserver, atteinte par les passions et l’excitation des sens, cette intelligence de l’accueil ; elle est le filtre qui permet l’écriture. Aussi l’admiration de Rilke envers Cézanne se prononce-t-elle hors de toute exaltation ; il s’agit de raconter avec justesse la sollicitation synesthésique de cette peinture : « La conscience tranquille qu’ont ces rouges, ces bleus, leur véracité simple vous éduquent : pourvu que l’on se montre parmi eux parfaitement disponible, on dirait qu’ils font quelque chose pour vous. » Pris ainsi dans les plis de son existence, la peinture de Cézanne révèle les lignes de fuite de la vie de Rilke, à la fois attentions précises et déplacements continus, admiration de voir et angoisse d’être. Arrivé à Prague en novembre 1907, Rilke découvre à nouveau d’autres toiles de Cézanne. Il les décrit alors avec la même application, la même humilité. La même solitude.
Marc Blanchet
*Cet ouvrage ne reprend pas seulement les lettres. Il reproduit les 57 tableaux de l’exposition de 1907 et crée ainsi la relation idéale entre cette correspondance (trad. Philippe Jaccottet) et la vision de ces œuvres. Cette reconstitution est réalisée et présentée par Bettina Kaufmann, sous la direction de Lothar Schirmer.
Paul Cézanne – L’exposition de Paris de 1907 – Rainer Maria Rilke, 5 Continents, 200 p., 69 illustrations couleur, 37 €
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