Le vide et l’infini
Deux petits livres de poésie (75 p. l’un comme l’autre), accueillis par deux vrais éditeurs indépendants, loin de Paris, impeccablement présentés, touchant l’un et l’autre à la mémoire et donc à l’élégie, selon une sorte de mouvement perpétuel dynamique, à l’opposé de ce que nous pourrions savoir d’un éternel retour « ressemblant » selon Nietzsche.
Les bruits du monde parviennent jusqu’à la scriptrice de le vide notre demeure à travers les frontières fragiles – vitres, murs, grilles – d’un lieu habitable, comme son titre l’indique, où l’on ne tient que par le souvenir d’un soi ancien, gorgé de choses passées dont il aurait « absorbé / la boue », pour ne plus transparaître que par de rêches aspérités poussiéreuses, blanchies, « bientôt /dissoutes »… Ce qui là survit aux incendies ravageurs d’un vécu obscurci, au « parfum calciné » que menacent des cendres encore, des « fours […] où l’on jetait les petits enfants » (p. 32) est peut-être la foi en l’écrit poétique. Sans illusion : « l’approximation mentale / du chantier de la mort / est une tâche ardue » (p. 47). Le mot « boue » sigle à la fois l’incipit et le début de la section annexe, friperie, p. 63. Le tri des restes, des « chiffons », est une manière de résistance, baudelairienne peut-être, contre « la bouillie de la vie » : jusqu’à l’abandon, mais créatif du livre même, au « chant de mort pour survivants » (p. 73), jusqu’à l’étonnant « faire œuvre régénératrice » (en italiques) d’un provisoire excipit.
Pour Marilyne Bertoncini, dont le travail exemplaire à la tête d’un site de poésie est connu, il y a d’abord l’éblouissement de ce qu’il faut bien appeler réminiscences ou remémorations, dans le flou et le « vague » que Leopardi déjà attribuait systématiquement à la recherche du beau, même si le fil conducteur suggéré a la rigueur d’un anneau de Moebius. Ou faudrait-il dire “anneau de la poésie”, ici, tant le travail d’allers et retours entre rêve, lectures, réalité ou restitution mémorielle tisse une autre vie possible – ou vécue ailleurs –, en une découverte sans fin, correspondant à la pensée complexe et ubiquitaire du fait littéraire (et de sa vraie fruition). Ainsi de la rivière rimbaldienne, et aussi dantesque (quant à la rime), qui me semble singulièrement riche d’allusions secrètes :
La Deûle coule grise
entre ses berges bises
des rêves se reflètent
parmi les herbes…
(p. 20)
Ainsi les résurgences d’un vocabulaire étranger, italien surtout en l’occurrence, prétexte à de peu nostalgiques rebonds. Difficile de démêler le rêve (parfois en « pensées nuagées », p. 43) du souvenir – plus ou moins reconstruit, certes – quand c’est l’acte d’écriture qui les exprime, à la fois. C’est bien le sens que nous donnons à complexe, idée du poème « flottant dans les grands fonds où le rêve / le porte » (p. 39, À l’ombre du mûrier).
Jean-Charles Vegliante
Brigitte Gyr, le vide notre demeure, suivi de friperie, La rumeur libre, 2017, 80 p., 15€
Marilyne Bertoncini, L’Anneau de Chillida, L’atelier du grand tétras, 2018, 80 p., 12€
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