Les éditions Arfuyen publient la première traduction en français de l'écrivain américain Wendell Berry.
L’année se fait plus douce et libéré
L'année se fait plus douce et, libéré
du travail, je gravis de nouveau
la pente où les vieux arbres sont en attente
depuis un temps immémorial. J'entends
les voitures en bas sur la route,
les moteurs là-haut au-dessus de moi.
Et puis un calme s'installe,
une fissure dans le temps, silence
du métal mis en branle par le feu ;
l'air se remplit de petites voix,
mésanges bleues et noires
qui mangent à la cime des arbres
parmi les petites feuilles nouvelles,
rappelant à l'esprit
la grâce des détails,
l'économie dominicale
en qui toute pensée est un chant,
tout travail une danse.
Le monde s'établit dans le repos,
dans une aisance solennelle.
J'entends l'ancien refrain
qui en sourdine est créateur de monde,
chanté par le torrent dans sa chute.
Là où un rondin qui pourrit
a ralenti le flot : un banc
de terre sombre, à plat
au-dessus de la pierre éboulée.
Des racines l’ont maintenu en place.
Il y demeurera un temps.
Ce qui le maintient là pourrit.
Une fécondité venue d’en-haut,
précipitée là, s’y maintient et tien bon
un temps dans le courant.
Tiges et feuilles y poussent.
Au risque de la mort, cela possède
une vie. Ainsi la chute est fondatrice,
la décréation crée le monde.
The year relents, and free
The year relents, and free
Of work, I climb again
To where the old trees wait,
Time out of mind. I hear
Traffic down on the road,
Engines high overhead.
And then a quiet comes,
A cleft in time, silence
Of metal moved by fire;
The air holds little voices,
Titmice and chickadees,
Feeding through the treetops
Among the new small leaves,
Calling again to mind
The grace of circumstance,
Sabbath economy
In which all thought is song,
All labor is a dance.
The world is made at rest,
In ease of gravity.
I hear the ancient theme
In low world-shaping song
Sung by the falling stream.
Here where a rotting log
Has slowed the flow: a shelf
Of dark soil, level laid
Above the tumbled stone.
Roots fasten it in place.
It will be here a while;
What holds it here decays.
A richness from above,
Brought down, is held, and holds
A little while in flow.
Stem and leaf grow from it.
At cost of death, it has
A life. Thus falling founds,
Unmaking makes the world.
/
Il faut le temps entier
pour désigner l'éternité
Il faut le temps entier pour désigner l'éternité,
le plus durable éclat de chaque étincelle qui meurt,
et tous les mots, les cris de chaque langue
doivent former le Verbe appelant le noir le plus noir
de ce monde à rejoindre l'aube qui perdure.
Vers cette heure qui se lève nous portons nos cœurs singuliers
éloignés comme des îles isolées dans la mer,
notre savoir brisé, nos arts disséminés.
Séparés comme des lucioles ou des fenêtres dans la nuit,
nous rapiéçons un avant-rêve de la lumière rassemblée
infiniment petite et grande pour nous abriter tous,
muets, devenus chant, aveugles, vision.
It takes all time
to show eternity
It takes all time to show eternity,
The longest shine of every perishing spark,
And every word and cry of every tongue
Must form the Word that calls the darkest darkness
Of this world to its lasting dawn. Toward
That rising hour we bear our single hearts
Estranged as islands parted in the sea,
Our broken knowledge and our scattered arts.
As separate as fireflies or night windows,
We piece a foredream of the gathered light
Infinitely small and great to shelter all,
Silenced into song, blinded into sight.
Wendell Berry, Nul lieu n’est meilleur que le monde, poèmes choisis et traduits de l’américain par Claude Dandréa, Collection « Neige » n° 39, Arfuyen, 2018, 160 p., 18€, pp. 40/41 et 116/117
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