Livre correctif, inscrivant l’histoire du moi dans un au-delà du communisme et de l’hégélianisme d’un premier et même d’un deuxième temps ? Oui et non, fatalement. Et sans doute, dirais-je, pour la même raison. Car ce qui ne cesse de jaillir de ces belles pages de réflexion et de mémoire loin surtout dans un passé où l’abstraction, le monde de l’Idée, n’a pas encore imprimé sur la conscience, risquant ainsi d’orienter presque irrésistiblement esprit et corps, ses puissants programmes idéaux, conceptuels, catégoriels – ce qui persiste à revenir donc, spectral mais ancré dans le réel, ‘sentimental et naïf’, c’est la vivante authenticité des rapports d’un homme – enfant, adolescent, finalement vieillissant – à la terre et à cette mer, l’Atlantique, que nourrit inlassablement, splendidement, énigmatiquement un grand fleuve, la Loire, multiple, fourmillant, peuplé d’expériences viscérales, presque transcendantes dans leur riche improbabilité pourtant vécue et déterminante.
Lire les différents recueils que nous a si généreusement proposés Jean-Claude Pinson, d’abord dans un effort de concentration sur son habitation de lieux intimement connus et poétiquement appropriés, ensuite, avec Fado (avec flocons et fantômes) et Alphabet cyrillique, où est générée, face à son être-au-monde, une approche hétéronymique, le moi faisant exploser sa fictive solidité, avouant sa pluralité, ses ambivalences, son quasi-infini psychique – lire tous ces recueils, si c’est sans doute frôler une vaste emblématicité de ce qui fonde l’ontologie de celui qui écrit, ne permet pas de pénétrer dans l’intimité, la simplicité, l’innocence d’une vie qu’ici nous offre Là (L.-A., Loire-Atlantique), dans son riche devenir loin de tous les ismes qui passent.
Certes, nous voyons mieux ce qui pousse le jeune Pinson à s’orienter vers celui qui nous donnera son Habiter en poète, son Drapeau rouge, son À Piatigorsk, sur la poésie, son Poéthique. Une autothéorie. Mais Là plonge plus profond dans les archives de la sensibilité, malgré une certaine réserve que l’autobiographique choisit, et on le comprend, face au défi du confessionnel. Mais, bien sûr, il ne s’agit pas d’avouer, penaud ou audacieux, mais de tenir compte, d’enregistrer quelques-uns des charmes, oui, étrangement magiques, d’une existence, surtout d’une jeunesse. La beauté du livre réside dans ces nombreux tableaux – voici le mode sur lequel le livre s’élabore – consacrés à des scènes qui resurgissent dans la conscience de celui qui tient à honorer son enfance et son adolescence, comprenant à quel point la délicatesse de leur poids, de leur énergie, reste toujours pour celui qui les inscrit étonnamment pertinente pour une appréciation de sa présence au monde aujourd’hui. L’attachement à la vie rurale, à deux villes qui deviennent le centre d’une existence, la foisonnante activité d’une famille de trois générations, le caractère viscéral et spirituel de cette intense proximité, l’expérience des différences sociales, la vie extraordinaire d’un fleuve versant le contenu de ses eaux dans l’infini de la mer, le rugby, la pêche, les repas en famille, l’école, l’architecture, la musique, etc. Et le tout médité, caressé même, dans la sagesse, la gratitude, une ouverture de l’esprit, depuis une maison face à la mer, cette mer qui, à bien des égards domine implicitement tout le livre, lui conférant le sentiment d’un infini au large, mais aussi au sein, des confins d’un vécu constant, fidèle.
Michaël Bishop
Jean-Claude Pinson. Là. (L.-A., Loire-Atlantique). Joca Seria, 2018, 275 p., 19,50€.
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