Jacques Réda publie
Rythme, chaos, mythologies, La Physique amusante V
aux éditions Gallimard.
Comme on voit sur la mer une vague irisée
Courir entre deux bords sous la brève risée
D'un long souffle exhalé très loin sous l'horizon,
La houle, monorime au plan de flottaison,
Déferle et fait rouler doucement le navire.
Il obéit au vent et sur lui-même vire,
Puis la voile qui s'enfle anime son élan
Et semble défier l'aile du goéland.
L'équipage, qui veille en silence, l'écoute
Sous la main prête à la manœuvre, écoute
Rire le friselis sous la coque. Parfois,
On en entend grincer les étais et le bois
Profondément gorgé de marine amertume
Où l'iode se mêle à l'odorant bitume
Qui l'imprègne, et de sel favorable à la soif.
Quand discerneront-ils le fantôme d'un wharf ?
La promesse d'un port et celle d'une escale ?
Leur plus solide espoir repose dans la cale
Avec les roulements des barriques de rhum.
Et tant qu'elles seront pleines, ce noir sérum
Les sauvera du mal appelé nostalgie.
« En route ! Fions-nous au flair, à l'énergie
« Des courants animés par un hasard savant
« Et qui gouverne aussi les caprices du vent,
« Les mirages pouvant leurrer notre vigie ! »
Voilà ce que disait l'Homme sur le vaisseau
Terre qui l'emportait, sans qu'il eût le soupçon
De tournoyer sans fin sur l'océan du vide,
Mais convaincu d'aller tout droit, comme on s'évade,
Du néant vers un point rêvé mais zénithal
Pour se fondre avec lui dans l'éclat immortel
D'un Soleil qui serait à la fois l'astre unique
Et sa négation. Car l'Un n'est qu'une arnaque
De Tout et Rien ligués contre le rythme qui
Balance entre un appel et la réponse, écho
Dont le tiers élément se résout en syncope.
Sur ce balancement — qui fait rire sous cape
La vague secouée au gré de son ressac —,
L'étrave du navire avance comme un soc,
Derrière elle laissant les remous du sillage
Où l'erre du vaisseau semble prise au piège :
On n'y lit qu'un savoir du chemin parcouru ;
On tient le gouvernail comme on tient un pari
Des matelots penchés au bordage de proue.
On y sonde, calcule et parfois on y prie,
Et la carte dressée à mesure, sans fin
Change comme le ciel et les gouffres du fond.
Et vogue la galère en logique délire.
D'autres, dans les haubans, rêvent, et la colère
Parfois prend l'équipage — on y pend les mutins.
Certains ont préféré l'exemple des moutons :
En sautant à la mer, abréger le supplice
De toujours naviguer mais sans bouger de place
Vers la banquise ténébreuse ou les maelströms.
Jacques Réda, Rythme, chaos, mythologies, La Physique amusante V, Gallimard, 2018, 136 p., 20€.
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