Le cri de Béatrice Bonhomme
Il semble difficile de lire des poèmes sans verser dans la dialectique figée du plus et du moins, du vide et du plein, du manifeste et du latent, ou d’une « absence-présence ». Dans cette appréhension spéculative, on théorise, on accumule les contradictions irréductibles pour chercher à saisir l’insaisissable. Alors, dans cette lecture de l’incertitude ontologique, comment ne pas s’éloigner du poète, comment interroger sa voix, le propre rapport à soi du créateur ? Certes, ambiguë est la parole lyrique qui s’avance et se dérobe simultanément ; paradoxales l’intimité qui rend compte d’un dehors, l’individualité qui notifie l’impersonnel, le particulier qui signifie l’universel.
Deux paysages pour, entre les deux, dormir, le dernier recueil de Béatrice Bonhomme refuse, comme les précédents, la grandiloquence, la complexité rhétorique, la salve hermétique et nous fait sentir, au-delà des analyses, l’intensité et la densité d’un moi, la présence pudique et impudente d’une sensibilité et d’un désir :
Te le tenir pour dit une bonne fois pour toutes, avec tes cheveux un peu noirs ou rouges suivant le rayon d’un soleil, tes cheveux en broussaille derrière lesquels tu te caches, avec ton émotivité à fleur de cœur, avec ta sensibilité d’écorchée, écorchée aux lèvres, au sexe et au cœur. (« Les lèvres de sang »)
Textes de saveur et de lumière, de couleurs et de substances où vibrent le charnel et l’affectif impossibles à contenir ! Images de l’enfance, ce moment où le langage n’est pas encore dégradé par la conceptualisation ! La tension se porte continûment sur les êtres, les choses, les circonstances les plus modestes de l’environnement familier, éléments prosaïques du quotidien : vasistas aux petites ardoises, champignon qui ronge les gouttières, vaches aux gros pis, poules et grenouilles, mouette qui fait les poubelles, terre rousse sur les chaussures. Dominent une physiologie heureuse, une énergie qui s’épanche à partir d’une relation privilégiée avec la mer, le monde, la vie. Sous un flot déferlant de sensations, d’émotions, d’images retentit la même exclusive affirmation de l’existence. Bouffées d’air marin, d’algues et de sable, parfum des roses trémières, des hortensias violines, des « fleurs de sel, des salicornes grillées de soleil, des fougères et des fenouils » (« Aller par le vent ») ; sensualité des fruits qui mûrissent, d’une bouche et de tous « les grains et les lisses » de la peau (« Faire naître la lumière ») !
Béatrice Bonhomme s’attache au flamboiement et à l’incandescence, et se montre habile à « recueillir de la chaleur », à « ramasser du soleil » (« Les contours de ta main »), et à retrouver « l’or des matins » sur de la simple paille (« La maison des champs »). Elle saisit dans la matière minérale, en particulier dans les pierres, « vieilles » et « pleines », leur compacité vitale et leur frémissement. Leitmotiv de la pierre « moussue et chaude » que l’on palpe et qui palpite, qui retrouve et relève la tiédeur de la main, autre motif récurrent, et module le mouvement de l’attouchement. Les deux disent la caresse dans l’appétence insatiable du toucher, du contact, dans une liaison vivante et organique, étrange passage de la communication à la communion, dans le tendre et bouleversant vertige qui découvre que le communicable est aussi corruptible et périssable.
Le sens de la finitude ne peut que hanter le poète ; constante est la faille creusée dans la solidité apparente des choses ; accablante l’antinomie tragique entre « vie absolue et non-existence, entre brûlure et néant » (« Faire naître la lumière ») ; profond le désarroi que suscitent la solitude, le silence, la souffrance… Pourtant, il y a présence euphorique au monde qui irradie par ses dramatiques et dynamiques oppositions et se traduit par des émois qui exhibent la fragilité, le changement, la caducité, le ténu des choses ; ou encore par une respiration qui joue sur le passage, le glissement presque insensible d’un moment mortel à l’autre, la terreur de l’absence, de la rupture, de la disparition, toutes ces atteintes durables aux sentiments d’unité et de continuité du moi.
Impossible de ne pas se laisser happer par ce battement de cœur, par la lucidité de ce laconisme et le don d’inflammation du poète, par ces phrases gourmandes, engorgées et mûries, où s’affiche la plénitude lovée au plus creux d’un vide, « [d]evant cette vie d’énigme qui ne livre que des paroles sans réponses comme des éclats de lumière » (« La nuit absentée »). Permanente est la maturation sensorielle et passionnelle dans cet ouvrage ; opiniâtre la folle approbation du corps, de la terre et de l’eau ; immuable la fièvre qui sourd de ces blessures toujours ouvertes, dont triomphe cependant « un cri offert à la joie et à l’humilité, ces rivages recouverts par la mer et que personne jamais ne sait qu’une simple trace ».
Ilda Tomas
Béatrice Bonhomme, Deux paysages pour, entre les deux, dormir, accompagné de Palimpseste de Michaël Bishop, VVV éditions, 2018, 55p., 11€
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