Face du son de Christian Hubin, poésie du retrait, de l’éclat et de l’angularité
Face au son ou plutôt Face du son, faisant face comme visage, visage du son comme triptyque de silence et d’éclats.
La poésie de Christian Hubin n’est pas de tout repos, c’est un ébranlement. Vibration sidérée. Morse d’ellipses et de coupures (Richard Blin). Ce n’est pas un abri, c’est un arrachement. Comme le dit Jacques Ancet s’adressant au poète : « Tes bribes sont comme des concrétions peu à peu formées d’un goutte à goutte primordial où s’entend, dans les cavités d’un fond hors temps, l’écho réverbéré de l’avant être ».
Cette écriture de rupture permanente frappe le regard et s’en empare, le poème étant précisément de qui « fait face ». Elle s’impose aux yeux comme une fragmentation et donne l’image d’un poème déchiré, haché, hachuré, scandé de coupures. La parole du texte ne coule pas d’un seul tenant, elle émerge violemment d’un conflit brutal entre la parole et le silence, entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort : « A : / entre l’air, / la / cavité / entre. »
C’est une parole d’appel qui se présente à l’état brut, jaillissement d’énergie pure, parole projetée, jetée, nudité têtue qui n’est pas possession, mais dessaisissement, rapt essentiel :
« Qu’antérieur / à / la vue. » « Que bouger / rétracte. »
La poésie n’a rien à reprocher – ni à la langue dont elle s’extrait, ni au monde où elle porte atteinte. Elle est à son mythe, à son détriment » (cité par Michaël Bishop).
Ce n’est pas de la rhétorique, ici, que de dire que la seule chose dont il faille parler, c’est l’indicible : « D’exsudant. / D’une / résonance. » « De paraphrase / comme / une sœur. »
Aucune pâte rhétorique, aucun artifice lyrique ne vient creuser artificiellement ce vide ou tenter d’atténuer l’impact. Aucune concession au lyrisme, au sentimentalisme et à la confidence, n’est faite. Christian Hubin a lié son écriture poétique à un horizon, un espace, un non-lieu. A la frontière du visible et de l’invisible, un lieu hors de tout lieu qui échappe à toute représentation : « Une fixité / à l’averse. / Sortant / de tous. »
La parole du texte ne coule pas d’un seul tenant, elle émerge violemment d’un conflit brutal entre la parole et le silence : « Qu’à / du neigé, / du latex. »
Écoutons encore Christian Hubin :
« Dire comme il neige [...] comme voici vos animaux, vos gélules sans distance ni abandon – sans attribution possible » (Cité par Michaël Bishop).
Le texte est du côté du vide, de la béance, du désir. Kafka le savait qui se décidait « à la manière d’un boxeur ». Il aurait pu dire, d’un poète. D’après Arnaud Villani, le poète saisit, en poète, les choses à dire, en même temps qu’invisiblement il se retire.
Aussitôt après la saisie, le poète fait le geste de se retirer : « Par reculs, / recoupements. » Le poète ne nous donne du réel que pauvre, hors-mesure, dénué, fragmentaire, inépuisable, fêlé : « Minuscules / à tâtons. / Présentes ». « Laps et lapsus orchestrant la musique de ce qui manque » (Richard Blin), il crée ainsi un espace qui n’existe qu’en poésie où l’on peut avoir une représentation et la voir se diffracter, se fragmenter en impressions apparemment dépourvues de liens, mais la multiplication est ici, paradoxalement, soustraction, ténuité, rigueur : « Quelque chose / de visages, / de freiné / - à laps »
Le poème de Hubin est perception, rencontre, mais aussi retirement de sorte qu’il est un entre-deux, un pied dans le domaine du concept achevé qui donne le mot, un pied dans le retrait, hors du mot : « A / un recul / de l’air, / d’inattribué. »
Le poète rythme, scande l’imprévisible : « Que la pièce / où / presque synchrone. » L’angularité gagne le poème à tel point qu’à chaque instant, il vire en ne laissant rien filtrer qui ne soit d’emblée rythmé : « Qu’à / gestes / successifs. » Rythme de pauvreté et de dissonance : « D’un / fond, / d’une peau / où / répercutée. »
Partition musicale, ses blancs, ses pauses, son tempo, sa segmentation de l’espace blanc, espaces aveugles et lacunaires, musique atonale toujours brisée : « Une seconde / d’avance / sur / les gestes. »
Le blanc semble aussi nécessaire que la respiration : la nudité, ici, est dénuement comme vœu de pauvreté mais aussi affleurement de l’existentiel. La notion de pauvreté devient ontologique. Ressentir est la seule richesse en soi : « Suint / quand / respiré, / touché. »
Comme se le demande Arnaud Villani, comment concilier la pauvreté essentielle, un vœu de pauvreté langagière, un maniement subtil du silence, - jamais la langue n’est trop pauvre au poète - et la complétude, ce à quoi n’avoir rien à ajouter ? Le poète hôte de l’impouvoir et de l’errance ne perçoit du monde que des paquets d’intensité. Il est le chercheur d’or de ces brisures, de cette alchimie. Il est cette intonation : « Dans l’urine, / les / cristallisations ». Réel à bout touchant, ce qui apparaît dans la pauvreté, la nudité. Et pour prendre, le poète se déprend, il ne saisit au vif que dans le dessaisissement.
Le poète se retire du poème, de lui-même : « Qu’est-ce qui / n’achève / pas ? » Le poème est appréhension dessaisissante, bifurcation tourbillonnante sur fond de retrait : « Bouge / par / réverbération. »
Le vers y contribue en soutirant la chose explosée, qui devient non seulement fragment mais totalité fragmentaire. Le vers subit une déflagration.
Dans l’ouverture générale de ce qui se démarque du substantiel, reste une poésie du sans pourquoi, de ce qui se montre et se cache en même temps, du laissé-être. La description d’un combat. Le poème manifeste une présence-là énigmatique, écliptique comme un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance.
Le pire serait de se laisser ainsi rassasier, de s’endormir, d’endormir en soi les forces les violences de l’esprit. Poésie en suspens, en éclats, inachevée, fragments épars, poème en miettes : « par haleines, / absence / de traces ».
Le poème perçoit le monde comme une énigme : « -Vous ne / reconnaîtrez / pas. » Elle s’en tient à des données élémentaires : « Corps / qui est ». ». Il faut donc tendre l’oreille, se déplacer dans le provisoire, s’y frayer des chemins rapides, en parlant à peine, presque sans articuler.
Le poète n’hésite pas à briser la syntaxe « Branchie / qui / bat / seule », à rompre la continuité du discours espaçant les mots sur la page et laissant ressurgir entre eux le blanc qui évoque le fond muet des choses. Aussi bien que le paysage, le langage présente des failles, des abîmes, des pics, des déchirures. Tout se fragmente, se disjoint, s’érige, se rompt, s’efface : « par fractions, / hiatus / entre. »
Cette poésie ne se donne jamais qu’à côté d’elle-même, soudain, et toujours de nouveau, soudain. Le poète se retire, et ce faisant, reste au niveau d’un dire qui se retire. Mais s’il y a reprise dans le retrait, ce retrait n’est pas une manière de lier mais de rompre, de fragmenter, de changer de direction. Du même ordre est la surprise, surprendre, c’est introduire l’angulation poétique. Le poème est intensément et finement anguleux par un changement subtil de direction qui ouvre une nouvelle voie, esquissant l’image de l’infini. Cette soudaineté qui délie la poésie des contraintes d’un temps accumulatif et l’associe à un temps explosif, impliquant une intensité et la traduction de cette intensité : l’abrupt, la conscience aiguë de la matérialité des choses, de leur résistance, de notre absence de prise sur elles.
La dépersonnalisation du poète ouvre une modification du voir. Existence absorbée par l’écoute, par le son. Le poète devient lui-même la source d’insistance entre nous et les choses. Intensité absolue. Sens du plein, du ramassé. Intensité capable d’une injonction. Le poète imite l’injonction qu’il a préalablement reçue de la chose et suscite l’intense : « où / la / face / du / son. »
Ainsi peuvent revenir en poésie la brillance des éclats du réel. Un éclat qui apparaît et qui alimente, par la distance qu’il oppose à la saisie, le désir qu’on peut avoir de lui, une fulgurance langagière.
Prise toujours déprise, saisie à la mesure de ce qui ne saisit pas. Avancée et aussi bien retenue, retrait empêchant le texte de s’installer en une place, de s’emparer d’un lieu vacant. La déception habite la prise, prend distance sur la distance. Dispersion. La dissidence est ici séparation active, action menée au nom de la séparation. Faire du dessaisissement la matière friable de sa parole.
Le poème, défixant toute forme, vient de la remontée d’un temps mythique ou d’un moment où la chose simple est là, sans traduction : « D’un fond, / d’une peau / où / répercutée ».
Certes coupure et faille, mais tout y entre et en ressort alors neuf dans une solitude désertique, revitalisante, revirtualisante. La parole se maintient seule, risquant sur le blanc de la page, l’affirmation de sa présence. Parole vacante, la poésie de Christian Hubin s’actualise dans chaque fragment, chaque éclat. Rapt essentiel. Son devenu face, devenu lumière. Ardeur et vide. Aridité. Vérité de profération : tension accordée au surgissement de la voix dans l’écriture : « Que la pièce / où / presque synchrone. »
Risquer le destin de sa propre parole en la confiant à chaque fois au hasard d’une profération nouvelle. L’instant ne saurait se maintenir sans l’intervention d’une syncope.
Le mot s’enlève sur la page, au sens où il est à la fois posé et arraché à la fois, en représentation et hors-représentation. Le poème a pour nature d’être soudain, la poésie possède ici une vitesse absolue. Le dessin ainsi libéré, c’est la trace, le trait : « Le fibral. / La pointe / dans l’averse. »
De même qu’entre chaque mot, entre les fragments épars, déboîtés du texte, la traversée du blanc ne se peut qu’à la faveur d’une cohésion même fuyante mais pressentie, inexplicable. Ressauts et fractures : « Une résorption / chorale, / une / chute. »
Espace d’arcs-boutants, de tirants et de portants, tension extrême de l’architectonique, au bord de l’explosion. Poésie en suspend. Chaos de forces et remugle d’énergie, volume virtuel mais continuité des hétérogènes. La force du poème vient d’une rencontre comme arrachement. Les points brillants par l’effet de rencontre se mettent soudain à clignoter, illuminant la vision et créant un champ d’effectivité et de fulguration : « — plus près (...) / que ta (...) jugulaire. »
Béatrice Bonhomme
Christian Hubin, Face du son, éditions L’Etoile des limites, 2017, 56 p., 11 Euros.
Christian Hubin et Fabienne Courtade recevront le Prix Louise Labé 2018 le 22 janvier 2019 au Centre Wallonie-Bruxelles (46 rue Quincampoix, 75004, Paris).
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