Les éditions Le Temps qu’il fait publient Paysages de Benjamin Fondane, dans une traduction d’Odile Serre.
« "Le présent volume appartient à un poète mort vers 1923 à l'âge de vingt-quatre ans. [...] Mort ? Non, assassiné selon toutes les règles de l'art [...]. J'ai survécu à celui qui est tombé à terre. Le moment n'est pas encore venu pour moi de décider si je suis le mort ou l'assassin." Ainsi le Fondane de 1929 s'exprime-t-il dans sa préface, intitulée "Mots sauvages". Ces poèmes, écrits entre 1917 et 1923, évoquent les paysages de sa Moldavie natale, un univers qui n'existe plus que dans sa mémoire. Fondane se penche avec une ironie tendre sur ce « paradis perdu » auquel il ne croit plus, un paradis déjà miné de l'intérieur. Comment ne pas lire le pressentiment de son destin dans ces vers ?
"Mais un soir viendra où je partirai d'ici,
sans savoir très bien où je vais ni même
si m'attend la mort putride ou la semence d'une autre vie." »
(Prière d’insérer des éditions Le Temps qu’il fait)
IV
De leur ancienne maison, les vieux sont sortis,
jusqu'au portail, près du grillage rongé de lierre;
dans leurs yeux un sourire d'étang de plaine, serein.
T'en souviens-tu ? T'en souviens-tu encore
Le verger jetait des pierres aux mirabelliers.
Les coings à la peau lisse, derrière les carreaux,
jouaient sur deux claviers pour échanger leurs propos.
Le divan mollissait comme une poire, mon matou,
et on était bien dans le vieux fauteuil moldave,
aux feuilles de bois toujours plus ternies par les ans.
Ils cachent si bien notre jeunesse, les albums
au fermoir de cuivre ! Le passé gît sous la lampe
et comble est le miroir au visage ridé.
Il est si long le temps depuis qu'aujourd'hui n'est plus,
stérile et languissant comme une convalescence.
Tu attends tous les soirs la même diligence
qui débarque toujours les mêmes juifs de retour.
Dans les foyers je sais des navires en partance
et des plages vers New York que l'océan charge d'os.
Un phare fait encore des signes apeurés à travers les volets ;
C'est tout. Te voici devant la claie rongée de lierre :
deux jeunes gens frappent au vieux portail. Tu es sorti,
tu as dans les yeux un sourire immobile, serein,
d'étang de plaine, en automne. T'en souviens-tu encore ?
1922
LE SPLEEN
Dans la maison de silence, de lierre et d'ortie,
pleine du sommeil de hiboux camus, aux yeux petits,
personne ne sait quand l'automne a franchi le seuil,
quand les années se mirent à forcer les murs, pour sortir.
Une cloche sourde appelait au repas et au coucher ;
lors, son airain était déjà fêlé et se couvrait de vert-de-gris ;
je l'écoutais, la bouche contre les dalles, geindre
pour retenir le mortier et la fuite du temps.
Des matous de porcelaine, aux yeux verts, ont ronronné
le départ de ceux qui ne sont plus revenus;
mais on entendait, le soir, dans des gémissements d'accouchées,
les touches s'attarder sur les mains, comme des lèvres.
Peut-être maman est-elle ici, somnolant dans son fauteuil –
elle tricote des bas de douce laine, pour les grands-parents.
Si les pluies rousses soudainement tombaient,
elles couleraient encore dans mes membres, comme dans des gouttières,
et tu serais dans la maison seul, vide et monotone –
comme dans l'île de quelque farouche Robinson.
1921
L'HEURE DE VISITE
à Gala Galaction
Ce soir, ma tête comme une lampe
brûle les vestiges fumants de l'huile –
et quelqu'un a posé la main sur la poignée,
et quelqu'un m'effleure la joue.
En ce soir sans fin, quelqu'un
tousse en moi, crache et rend l'âme,
mais pour rien au monde je ne voudrais fuir – ni
toucher de nouveau le ciel de mes mains !
Je suis dans la chambre comme dans un train
attendant qu'un paysage brise le carreau,
et je tiens à la main mon âme solaire –
mon malheureux passeport de voyage.
Le silence qui s'est levé en moi me fait mal –
l'obscurité qui s'est levée me fait mal,
comme un sol boueux où dorment, recroquevillés,
les buffles noirs de l'inconnu.
On dirait qu'une ombre en moi a pris la fuite,
et ce soir je me sens si bien,
que j'ai presque envie d'arracher de mes mains
les orties qui ont assailli mon corps.
Benjamin Fondane, Paysages, poèmes traduits du roumain par Odile Serre, Avant-propos de Monique Jutrin, préface de Mircea Martin, Le Temps qu’il fait, 2019, 104 p., 14€, pp. 37, 63 et 81
Sur le site de l’éditeur :
Les poèmes de ce volume ont été écrits entre 1917 et 1923 — date du départ de Fundoianu pour la France, à l’âge de 24 ans — et publiés de 1920 à 1930 dans différentes revues roumaines. C’est donc de Paris que le poète compose son recueil, en effectuant un choix parmi de nombreux textes. On trouve dans Poèmes d’autrefois (Le temps qu’il fait, 2010) un certain nombre de « paysages » d’inspiration similaire.
Cette poésie n’est traditionnelle qu’en apparence; les paysages, où la nature semble toute-puissante, sont minés de l’intérieur par une mélancolie, un désenchantement qui ne s’affirmeront pleinement que plus tard, dans les œuvres à venir. Dans la singulière introduction que Fondane donne en 1929 au recueil de Fundoianu, le poète explique : « En ce temps-là, j’étais nu et ne me savais pas nu »; la poésie a révélé son impuissance à concurrencer le monde réel, ses laideurs et ses turpitudes. Mais il poursuit cependant : « La poésie n’est pas une fonction sociale mais une force obscure qui précède l’homme et qui le suit. »
Dans les vers de Fundoianu, que le Fondane de 1929 semble renier, percent les accents si justes et profondément humains du Mal des fantômes.
Benjamin Fundoianu est né en 1898, en Moldavie (Roumanie). En 1923, il s’établit à Paris, où il deviendra Benjamin Fondane, poète, essayiste et philosophe, disciple du penseur russe Léon Chestov, « non pas tant fidèle qu’inspiré », comme le disait son ami Cioran. Il meurt à Auschwitz en 1944.
Parmi ses œuvres, citons Le Mal des fantômes (Verdier poche), Rimbaud le voyou (Non Lieu), Baudelaire et l’expérience du gouffre (Complexe), La Conscience malheureuse et Faux Traité d’esthétique (Paris-Méditerranée).
Avec cet unique recueil de poèmes, publié en 1930 à Bucarest, Benjamin Fundoianu est devenu un classique des lettres roumaines.
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