François de Cornière publie Ça tient à quoi aux éditions du Castor Astral.
LES AIGRETTES
Tout était gris au fond de la baie.
Rien ne bougeait.
Nous marchions
j'avais accroché à ma ceinture
le podomètre qu'elle m'avait offert.
À mi-chemin avant de faire demi-tour
je lui avais demandé :
« À ton avis on a fait combien de kilomètres ? »
Elle avait marqué un temps d'arrêt
m'avait répondu : « 4,5 kilomètres. »
Le cadran marquait 4,850 kilomètres.
Je l'avais félicitée.
C'est à ce moment-là
que des dizaines d'aigrettes
nous avaient survolés.
Elles dessinaient des cercles
qui ondulaient s'évanouissaient
et revenaient sur nous
mystérieusement.
Les aigrettes avaient effacé
les chiffres du cadran.
Nous avions peu parlé
sur la plage du retour.
Dans la voiture les aigrettes
avaient continué de frôler
les cordes d’une harpe invisible
qui faisait vibrer
entre hier et demain
leur pointillé blanc.
/
SILENCIEUX
Nous flânions sur le port.
C'était un très beau dimanche de mars
il y avait beaucoup de monde
aux terrasses des restaurants.
Je ne prêtais pas attention
à ceux qui marchaient derrière nous
mais je les entendais
qui parlaient qui riaient.
À un moment l'un d'eux avait dit :
« Moi je n'ai pas la mémoire
de mes émotions. »
J'avais ralenti.
Deux grands gaillards
à la carrure de rugbymen
nous avaient dépassés.
Trois mois plus tard
la phrase est venue me rattraper
un peu comme un coup de revolver
tiré avec un silencieux
dans un polar au cinéma.
On entend un petit pop étouffé
on voit sur l'écran un regard perdu
qui demande ce qui se passe
comment on a pu être touché
pourquoi ce petit trou dans la poitrine
alors que tout allait si bien.
Et je me dis aujourd’hui
qu’écrire des poèmes-émotions
c’est un peu se servir aussi
d’un silencieux.
/
LA PHOTO S'EFFACE
Je la vois s'effacer
la photo que j'avais punaisée
sur l'étagère près du téléphone.
Nous sommes sur une plage
en octobre
je me souviens qu'il faisait très beau
et chaud pour la saison.
J'avais demandé à un homme
de nous prendre tous les quatre
je lui avais tendu mon appareil photo.
À gauche tu poses ta main
sur le bras de ton fils.
Il avait pris l'avion de très loin
pour être là
avec sa sœur
entre nous deux.
À droite du cadre
j'ai gardé mes lunettes de soleil
je crois savoir pourquoi.
Aujourd'hui la photo
que j'avais imprimée à l'époque
perd toutes ses couleurs
et je nous vois qui nous enfonçons
vers une nouvelle disparition.
Cela me trouble de penser
que notre dernière photo ensemble
avec la mer derrière
ne sera bientôt plus
qu’un rectangle blanc
sur l’étagère près du téléphone.
François de Cornière, Ça tient à quoi ?, Le Castor Astral, 2019, 200 p. 13€, pp. 73, 93, 115.
Dans Poezibao :
bio-bibliographie, ext. 1, Ces moments-là (Matthieu Gosztola), Ces moments-là (Cécile Glasman)
Commentaires