Ne pas, un pas
L’épigraphe, tirée du Livre de l’oubli de Bernard Noël, inscrit les poèmes de Ruines dans une filiation directe, comme nous allons le voir. Il s’agit ici, à la fois, de l’histoire d’une « parole empêchée », c’est-à-dire de l’oubli devant lequel le langage éprouve un vertige avant de devenir poème, et de celle d’un cheminement « dans le chaos d’une mémoire trébuchante » pour essayer de retrouver « la ruine d’où ça naît ». La ruine « construit de nouveaux espaces renouvelle la mémoire, comme une autre respiration prend place ». Peut-être peut-on, dès lors, au travers de ces quelques mots, reconnaître une parenté avec ce que Bernard Noël annonce dès l’ouverture de son livre : « L’écriture est fondée sur un détournement originel qui s’oublie tellement en lui-même qu’elle cherchera toujours d’où elle vient. »1 De même, « la mémoire s’éloigne de l’expérience et déjà elle imagine… on ne crée pas avec la mémoire, mais avec l’oubli. »2 Et en effet, dans Ruines, une mémoire trébuchante tente, « dans un cadrage serré du regard », de « danser jusqu’à plus soif » pour retrouver ce qui est enfoui dans le souvenir, peut-être même, davantage, enfoui dans l’oubli du souvenir. Mais ici, danser revient à écrire. Ruines est l’histoire d’une psyché.
La ruine, ou cet originel du verbe, dont le lieu est ancré bien plus profondément que l’inconscient3, est « un geste qui s’inscrit dans le temps, un désœuvrement qui s’enracine qui prend racine ». Or, le temps déglutit, avale, digère, efface, oublie pour, à son tour, être cassé, émietté, évanoui, effacé. Alors s’ouvrent « les formes » puis une libération par l’écriture et le mystère sans cesse renouvelé de la naissance du poème. Plusieurs mouvements accompagnent cette traversée sur fond de « crissement » et de « bruissement » : celui, lancinant de la balançoire et son « grincement sifflant lancinant », « qui n’aime rien d’autre que le vent » et finit par « se fige[r] un moment » ; celui plus sournois des images, ensevelies sous les « gravats », « des images épargnées par le feu » dont les restes s’obstinent quand ils n’arrivent pas sous forme de « rafales » ou de « bourrasques dans la tête », trop violentes pour être saisies, se pressant, s’agglutinant, jusqu’à ce que « le regard se resserre autour du motif » et s’ouvre, même si « par instants les yeux se découragent » ; celui d’une force intérieure qui pousse vers l’avant des mots, vers leur « ciel si blanc ».
D’ailleurs, cette force intérieure comme une pulsion de vie, progresse peu à peu : « ça tambourine », « ça crisse », « ça bruit », « ça se recompose », « ça s’éventre », « ça bruit » à nouveau, « ça s’affole », « ça résiste », « ça bruit », « ça se fissure, se fendille », enfin « ça naît ». Cette progression non linéaire permet de passer de l’ombre à la lumière : en effet, depuis le début du livre où tout paraît englué dans le noir, « dans les longs couloirs noirs les murs couverts de suie », l’espace quitte l’obscurité et peu à peu gagne en lumière – « le noir s’éclaire s’illumine se grise » comme la poète se grise aussi à ce mouvement ascendant empli d’espérance –, « le blanc creuse les noirs », les images sortent par « éclats d’images noir blanc », puis « le noir s’ouvre au blanc ».
Finalement, pour gagner l’espace de l’écriture, il aura fallu accepter la ruine, « être là dans la ruine » jusqu’à devenir soi-même la ruine4. Et si, comme l’écrit Bernard Noël « nous oublions les choses et les images, nous n’oublions pas les mots »5, c’est avec les mots que Christine Girard retrouve l’oublié. On croit les mots « perdus à jamais », il semble que le temps les dilue, « les mots peinent », mais « un mot pousse un autre une écaille tombe, plus rien ne demeure que le ciel qui s’offre infiniment ». Reste alors à « s’égarer ».
Régis Lefort,
Bernard Noël, Le Livre de l’oubli, Paris, P.O.L., 2012, p. 7-8.
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 14 : Le territoire de l’oubli ne se confond pas avec celui de l’inconscient […] L’inconscient n’est que la couche superficielle de l’oubli […] »
Ibid., p. 30. Cf. « On ne peut se maintenir dans le lieu, s’y attarder ; on ne peut même pas être dans le lieu : on ne peut qu’être le lieu, de même que l’oubli ne peut être que l’oubli, à la différence de tout le reste qui appelle un avec, un dans, un hors… »
Ibid., p. 43.
Christine Girard, Ruines, Éditions Faï fioc, 2018, 48 pages, 8€
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