Dawn Lundy Martin est une poète afro-américaine, professeur d’écriture créative à l’université de Pittsburgh (elle y a obtenu un doctorat). Le projet esthétique, et politique, de l’auteur ressort clairement de Discipline : user de toutes les expérimentations du langage pour dénoncer une double domination, raciale et sexuelle. L’écriture se double pour elle d’un engagement à la fois universitaire – elle a fondé et dirige le Center for African American Poetry and Poetics pour faire reconnaître la poésie – et militante. Elle se place donc aux États-Unis dans le courant d’une poésie biographique et sociale, ou biographique parce que sociale. L’auteure rappelait dans ses lectures que l’écriture de Discipline a coïncidé avec la maladie de son père, rongé par le cancer, une forme de discipline justement sur le corps qui est elle aussi sociale. Car la discipline est d’abord celle des corps, omniprésents dans le livre, les corps des dominés qui subissent dans leur chair cette domination même – on sait qu’en France les ouvriers vivent en moyenne six ans de moins que les cadres supérieurs. Nous ne sommes pas égaux devant la maladie, la mort non plus ; et l’objet du livre est de faire sentir, de donner une singularité, à cette réalité collective au-delà de l’abstraction intellectuelle. Nous ne sommes pas égaux dans l’apparence physique non plus, puisqu’elle est socialisée, et dès l’enfance :
« Un garçon noir qui vit dans une maison à l’angle ressemble à un homme. Une silhouette lourde avec des traits vraiment simiesques. À tous il fait honte ».
Discipline, le titre qui est programmatique l’indique, fait fond notamment sur l’œuvre de Michel Foucault, de Bourdieu sans doute aussi ; cette poésie cherche à donner à voir, et à combattre, la domination sociale dans le travail poétique, le travail même de la langue en l’innovation formelle. Par là se manifeste une autre revendication, car cette poésie est revendicative, à savoir sortir (ou montrer comment faire sortir) la création textuelle des Afro-Américains du slam et des spoken words. Dawn Lundy Martin veut accorder à la création des Afro-Américains la légitimité de la poésie, celle d’un art « savant », au lieu de la cantoner dans ce genre moins légitime qu’est le slam comme si les Afro-Américains ne pouvaient produire de vrais textes ; et on pense bien sûr à cette première grande voix noire de la poésie américaine que fut Langston Hughes.
Dawn Lundy Martin associe des proses courtes, souvent narratives, à des vers de longueur variable, des phrases nominales, des sortes d’inventaires et de nomenclatures, tout en multipliant les effets typographiques : ponctuation, parenthèses, italiques, mots barrés, disposition des mots sur la page. Tous ces effets se veulent signifiants : « Nous commencerons à nouveau. (Effacer ça) /Voilà la forme du corps ». La tonalité majeure est celle de l’ironie, souvent violente : « Nous avons vu la statue de la Liberté et il s’est ensuite rendu compte qu’il avait fermé la voiture avec les clefs dedans ». Pour autant, le livre n’est pas un livre à thèse, d’abord parce que l’auteure ne réduit pas la discipline que subissent les individus à une seule explication, ensuite parce que l’impression qui sort de la lecture n’est pas un exposé sociologique ou philosophique, mais un étrange sentiment de malaise, pas si étrange peut-être : Discipline veut comme matérialiser pour le lecteur ce qui traverse les corps et les esprits des dominés, ici des Noirs et des femmes, et des femmes noires d’abord. Cette poésie est très nord-américaine, dans son histoire littéraire, dans son fond social, très révélatrice de ce qui parcourt le monde intellectuel outre-Atlantique ; elle est aussi une expérimentation dans une langue sèche, directe et en même temps savante que fait très bien sentir la traduction, et donc de ce que peut faire la langue pour dire (pour eux) ce que certains ne peuvent pas dire, parce qu’ils ne sont pas en position de le dire (on pense là à Bourdieu). L’ambition est tout autant sociale qu’intellectuelle, littéraire.
Sébastien Dubois
Dawn Lundy Martin, Discipline, traduit par Benoît Berthelier, Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes, Joca Seria, 2019, 86 p. 13,50€
Quelques liens à propos de Dawn Lundy Martin : lien 1, lien 2
Son actualité :
Et les vidéos des lectures françaises : vidéo 1, vidéo 2
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