pour Antoine Emaz
Sur la couverture : deux fruits, pêches jaunes de Narbonnaise, ou pommes dont le reflet brillant s’arrondit sur le côté droit. Des feuilles vertes. Un morceau de planche écaillée où les fruits sont en équilibre. Quelques craquelures sur le fond grenat de la fresque. Les traits du mur. Le visage du temps qui passe, quand tout – de ces fruits, de ces feuilles – reste encore goûteux, désirable, vivant presque. Un soleil d’époque romaine y est conservé, attaché dans l’éclat fixé par le peintre. La vie sauvée, préservée de l’œuvre du temps, et se donnant telle au regard.
Comme d’habitude, Barbarant sait soigner l’abord de ses livres. Odes dérisoires s’ouvrait sur un panier de prunes, de Pierre Dupuis, du 17ème siècle (1). Un Grand Instant s’offre au lecteur par ces fruits, par cette chair tendre, appétissante. Et par ce temps passé, perdu, dont l’image ne garde trace que dans ce très peu de lumière, ce trait de jaune esquissé dans la peau des fruits. Ainsi, le livre de Barbarant y est-il déjà résumé, ou présenté, par cette image éluardienne.
28 poèmes, ou sections, d’inégale longueur. Des textes en prose. Des vers longs. Des textes en versets, comme Barbarant en a l’usage. Mais aussi, plus curieusement, un sonnet. Des textes très courts. Deux distiques, parfois. Deux tercets. Et cet inhabituel poème spatialisé titré « Hadad » (p.43), qui rappelle Pierre Reverdy. Un monde en vrac. Ou un ensemble hétéroclite, semble-t-il. Les restes d’une vie. Ou les reliefs même d’un repas, que convives, hôtes, invités, ont tous déserté et quitté. Quelque chose là du bric-à-brac même de la vie, quand la vie elle-même ne fait sens que par la succession des choses et des êtres que l’on rencontre.
Et, pourtant, c’est dans ce désordre apparent, cet amas d’objets juxtaposés, ce peu de choses échappées hors de la mémoire, que se comprend l’enjeu du livre. Comment dire ce qui n’est plus ? Comment conserver la mémoire, et la trace, et le grain des choses, quand tout, près de nous, tout s’éboule, et s’efface, et ne laisse plus qu’une image, sans odeur ni bruit, sans aucun goût ? Quelles sont donc les épiphanies de nos existences, de nos vies, les extases qu’il faut sauver ?
Que dira-t-on plus tard de ces instants ?,
écrit Barbarant, dans « Hamlet au quotidien ».
Sont-ils de ceux qui comptent ? De ceux qui ne comptent pas ?
Et il avoue :
Je n’ai guère avancé : je me demande encore
si l’on perd sa vie à la faire. J’en doute, mais la mémoire
qui tient pour rien ces heures répétées,
ne voit de vie qu’aux seuls moments
où le langage a fui. » (p.69)
Pour mieux comprendre, on pourrait, sans doute, commencer par lire ce recueil par la fin. Là s’ébauche, sous un titre étrange, « Vie du sieur H. et de tant d’autres », un art poétique à travers une vie imaginaire d’Homère, une préhistoire à L’Iliade. Ou comment on naît, on devient un poète, en faisant vendange par les yeux, de ce qui nourrit l’écriture, et la produit :
« le vent dans (…) les voiles, la lumière sur la rocaille, le ciel encore plus éclatant d’être vu (…) à travers une frange de cheveux », « deux branches d’olivier. » (p.131)
Et pas seulement ce qu’on a vu, quand, aveugle, on ne verra plus, et qu’il faudra – par la mémoire – reconstituer tout ce qui fut. Pas seulement ce qui a disparu de nos yeux, de notre regard, et qu’on ne pourra jamais revoir : tous les êtres qu’on a aimés, les choses, les lieux, les années qui ont fait de nous ce qu’on est, ce qu’on croit, ce qu’on espère être. Mais aussi ce qu’on a goûté, ce qu’on a aimé savourer : « l’or (…) des miels », « le lait (…) des chèvres », et les corps, les voix, les tissus, un « biceps », dit Barbarant, « une épaule », « luisants de sueur » (p.131).
Alors seulement s’organisent, et s’arrangent dans la cervelle, les mots – les objets et les mots – dont notre mémoire est remplie, mais qui ne chantent, qui ne coïncident qu’après cette vendange explosive, cette moisson, cette cueillette frêle. Il y a là, sans doute, dans ces mots qu’on devine être l’aboutissement de tout le recueil qui précède, un écho de Rilke quand il dit, dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge :
« Oui, mais des vers signifient si peu de chose quand on les a écrits jeune ! On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant ; et puis enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. (…) Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. » (2)
Ainsi ce recueil n’est-il pas, dans sa mince succession de vers et de prose, un livre de plus. Barbarant, au mitan de l’âge, après sept recueils publiés, donne à lire le bilan d’une vie de poète, le trajet d’une ligne d’écriture formée en soi, sans qu’on sache vraiment par quoi. Que garder quand tout s’est enfui ? Qu’est-ce qui a compté, a joué, pour qu’en soi des poèmes explosent ? Et qu’est-ce qu’on a abandonné sur la route, au bord du chemin ? Que retenir ? C’est alors un retour sur soi, et un regard sur le passé, qu’accomplit ici Barbarant, qu’il faudrait lire, comme à rebours. À reculons.
Et, d’abord, un retour sur soi. L’occasion de faire le point sur ce que l’on est devenu, qui on est, ce qu’on a perdu. Le moment de se regarder sans plaisir et sans complaisance dans le miroir flou des années. À ce titre, deux poèmes exposent – l’un en prose, l’autre en vers libres – un portrait du poète en pied. Dans « Un bilan » (p.111-112), Barbarant fait une mise au point. Il reconnaît qu’il a vieilli, qu’il demeure mince malgré tout, mais que son visage s’est creusé, amaigri, que son corps n’est plus ce qu’il était. Il parle de lui à travers le portrait d’un autre, en usant du « il » pour garder à distance celui qu’il est et pouvoir mieux rire de lui. Une ironie filtre à chaque mot, quand il se décrit comme une chose qu’on trimballe et qu’on applaudit. Un « pondeur de textes », un « oracle » (3), qui n’avait pas pensé vieillir, mais bien vivre et succomber par la maladie, encore jeune.
Dans « Le Dernier aveu » (p.59-62), ce n’est plus un portrait de soi qu’il propose, mais une sorte de bilan-poème sur toute l’écriture antérieure. À l’image d’un texte bilan, comme le fut « Alchimie du verbe », sur toute l’expérience rimbaldienne du Voyant, Barbarant explore ses anciens désirs d’écriture :
« J’aurais voulu écrire un poème à rendre aphones tous les oiseaux
Un chant capable de fendre en deux les poitrines et qu’en sortent les cœurs
Tout palpitants et secoués de sang et de sanglots »
(…)
J’aurais voulu écrire un poème où des poings énormes se poseraient sur des épaules
(…)
Un poème en forme d’apocalypse » (p.59)
Une façon de se détacher d’une possible grandiloquence, toujours prête à repoindre un peu et noyer, sous les mots, la vie, l’expérience même du vivre. De parler à mezza voce, comme l’exigent désormais sa voix et sa tessiture actuelle. Et regarder son écriture comme intégrant sa part critique, sa part d’ombres, sa mise à distance. De « poèmes d’oiseaux aphones » en « phrases à déchirer le jour », tout ici dit l’ombre laissée par la poésie quand les mots sont sentis inutiles et vains. Insuffisants. Quand les mots mêmes ne sont rien d’autre qu’un désir, le désir d’un chant qu’on garderait au fond de soi, et que Barbarant associe – à juste titre – à un « chiffon secoué », en disant adieu.
Puis il revient sur le passé, avec, d’abord, les grands-parents, les parents, et les lieux d’enfance, tout ce que l’on ne partage pas, mais qui reste inscrit dans la chair, comme une trace que l’on a vécu : le goût des fruits, des baignades, l’odeur des corps que l’on a aimés et serrés, la sueur, les nuques, les épaules, et le désir d’être broyé par des jambes, dans leur étau (3). Ainsi s’expliquent ces poèmes aux titres-prénoms, qui – comme des stèles – égrènent, et rappellent au souvenir, ceux qu’on a connus : « Adonis », « Ivan », « Benoît », « Rémi I », « Rémi II », « Hadad » (4). Mais aussi, ces moments notés, comme à la jetée, sur la page, ces objets – croissants, tasse sale (5) – qui, entourant l’écrit, s’écrivent, comme pour dire, pour tenter de dire, ou de faire passer, dans les mots, quelque chose de l’odeur des choses, ou de leur couleur, leur douceur, leur senteur, leur poids, leur matière. Les souvenirs ne sont qu’ombres, et mots, et mots d’ombres :
« La mémoire offre des images et l’on n’en sait plus le mois ni l’année
Ni ce qu’on peut retrouver de soi dans ce qui ressemble à des figurants
Toute l’attention allez savoir pourquoi concentrée sur les décors » (p.32-33).
Et c’est alors comme si – écrit Barbarant - :
« La mémoire coupait le son et le timbre des voix pour n’en conserver que l’image » (p.36).
Pourtant, une source brûle en nous, de feu, de douleur, de plaisirs, de bonheurs tactiles, organiques, que le corps a enregistrés et qu’il continue d’éprouver, chaque jour, en fermant les yeux, dans la peine ou dans la jouissance. Mais seul le poème peut tenter d’approcher cette source en feu, la restituer, ou bien la rendre aux jours passés, son eau native. Seul le texte peut – et sait – conserver, cristalliser en quelques mots, la vie même où elle fut criée, et éprouvée, rendue sensible. Ainsi de ces poèmes réduits à peu de lignes, à peu de mots, pour garder ce qui a été :
« Plein soleil sur le métal bleu
Quand le miel des corps désirables
Se découvre une mer arable
Dont le sable est un blé en feu » (p.97).
Ainsi de ces textes où garder ce qui fut, c’est toujours un peu regarder ce qui est passé, et en éprouver la distance. Quels instants aurais-je à revoir, dit Barbarant dans « Un vitrail », avant de mourir ? Quelles lumières, quels corps aimés, ou quelles épaules, quels regards ? Et, encore, autour de quelles choses – choses-souvenirs ou « pièces du manteau d’Arlequin » (p.20), pour Barbarant – puis-je conserver ce qui fuit ? Le retrouver ?
La mort des proches oblige à ressaisir sa vie, à comprendre que tout est précieux dans ce qui se perd aussitôt. Seul respirer permet encore, par le poème, de retrouver ce passé mort dans une bulle d’eau, un parfum, ou deux pêches jaunes qui brillent sur une planche écaillée. Baudelaire pensait la poésie – à l’égal de la cosmétique, de la cuisine – comme la seule façon qui existe de donner au monde un accès dans les mots, de dire le réel à travers les mots du langage, et d’éviter que le passé ne se transforme en écrit (6). Ainsi Barbarant éprouve-t-il, dans ses textes, toutes les étreintes, toutes les extases, toutes les jouissances, pour que jouisse à nouveau ce corps qui a aimé, qui a souffert, qui a éprouvé et senti l’existence dans sa multitude.
On écrit, pour ne plus vouloir de l’avenir, ni du passé, mais du seul présent libéré, comme dit Barbarant, des horloges, de leur compte-gouttes régulier, de leur décompte. Et on parle pour ne pas mourir, avec la bouche pleine de terre, déjà, les membres roides. Seul survit, et compte, cet instant, comme une « goutte ronde » accrochée « à l’extrémité de chaque branche », « que le jour gris rend lumineuse » (p.123). Cet instant, dans quoi nous vivons et en quoi nous nous éprouvons, quand tout est fumée à venir, ou images éteintes du passé.
Ce « Grand Instant ».
Christian Travaux
Olivier Barbarant, Un grand instant, éditions Champ Vallon, collection « Recueil », 2019, 136 p, 16 euros.
Sur le site de l’éditeur
(1) Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, éditions Champ Vallon, collection « Recueil », 1998.
(2) Rainer Maria Rilke : Les Carnets de Malte Laurids Brigge, éditions du Seuil, collection « Points », p. 24-26.
(3) dans des phrases comme : « Il pond des textes de toute nature », p.111 ; « On ne manque pas non plus de lui apporter régulièrement un manuscrit dont on attend qu’il soit l’oracle », p.112 ; et : « Il n’était pas prévu qu’il vieillisse », p.112.
(4) L’image apparaît au moins deux fois, p.23, dans le texte titré « Benoît », et p.103, dans « Vie moderne ».
(5) Dans le poème « Au Père tranquille », par exemple, p.20.
(6) Baudelaire écrit notamment : « Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d’exprimer toute sensation de suavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur, par l’accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire. », Les Fleurs du Mal, collection « Textes et Contextes », Magnard, 1989, p.16.
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