Parcourir ce recueil fait de trois recueils antérieurs, de Dans le Feuilletage de la terre (1994), à Verticale du secret (2007), et Terre énergumène (2009), qui donne son titre à l’ensemble, c’est d’abord parcourir un temps d’écriture de presque quinze ans. Marie-Claire Bancquart a, alors, publié plus de dix ouvrages et en publiera presque autant, dont, déjà, une anthologie personnelle, en 2002, avant celle-ci (1). Aussi est-ce une ligne de faîte, ou la crête, d’une œuvre que l’on lit, avant que d’aller vers la mort.
Et la tâche n’est pas aisée.
Une certaine discontinuité discursive. Un surplus d’images. Une opacité souhaitée, entretenue, pour ne pas se dire ou ne s’avouer qu’à demi. Un effacement volontaire de sa personne dans la non-personne du langage. Pas d’anecdotes narcissiques. Ou, à peine écrites, – comme ces allusions au grand-père (p.78, 87 ou p.238-243), aux voyages (2), aux bus dans Paris, et aux gens croisés, rencontrés (p.204-214 ou p.259-280) – aussitôt reprises, refoulées, redirigées vers l’intérieur d’une conscience et d’un corps souffrant. M.-C. Bancquart sait trop bien que se dire, c’est toujours s’exhiber en mots, en formules toutes faites ou figées, en pensées fausses. C’est toujours faire couler le cœur sur la page anthropocentrée, quand tout ce qui compte est ailleurs.
Car le corps, pour elle, est un vase où sont entassés des visions, des sensations, du langage et des souvenirs. Ce qui est y est, y demeure une énigme, un monde secret, qu’on ne peut faire venir au jour, mais qu’il faut, pourtant – qu’on doit dire, tenter de dire.
« Si ce qu’(on) rapporte de là-bas a forme », disait Rimbaud, « (on) donne forme, si c’est informe, (on) donne de l’informe. Trouver une langue » (3).
Et M.-C. Bancquart d’interroger la viande, et le corps dans sa viande, l’intérieur, le « profond du corps », comme elle dit (4), ou l’être minuscule qui mastique au fond du ventre tout doucement (5). Etriller son âme, l’inspecter – toujours Rimbaud –, la savonner, et la remettre dans ses viscères, légitimée (6) : tel est le programme de Bancquart.
Mais on ne peut malheureusement pas abolir les frontières. On ne peut en soi pénétrer, fouiller profond. Tout est nous dedans, et pourtant, tout ce nous dedans nous échappe, nous commande, et nous reste obscur. Un monde règne, avec ses lois, ses règles propres, avec son horloge intérieure, sa vie secrète, et nous n’y avons pas accès. Notre sang, nos os nous travaillent. Nos cellules se renouvellent, sans que nous ne le sachions jamais. Seule la peau, la peau que l’on voit – « comme une couverture de survie », écrit M.-C. Bancquart (p.183) – nous recouvre et cache qui nous sommes, ce que nous sentons, nous vivons, ce qui vit en nous secrètement.
Dès lors, comment peut-on se dire, oser se dire, quand il y a plus urgent à dire sur nous-mêmes : le corps, « ce moule intérieur » (p.193), ou ce puits de l’être, ou tout ce « grouillis primordial » (p.192), comme l’écrit encore M.-C. Bancquart ? Comment le dire sans jamais pouvoir y jeter un coup d’œil ? Et comment l’écrire ? Quelle langue – quel usage de la langue – sera donc capable de mettre en langage ce qui est tu ?
Trouver une langue. Parler autrement, justement, pour faire sentir. Modifier le rapport à l’être par un autre rapport aux mots et aux choses que l’on perçoit. Des mots serrés, condensés, filtrés, vérifiés, et toute une recherche du mot juste, du mot propre. Des noms communs, si présents, fortement présents, qu’ils en deviennent des noms propres. Des strophes courtes. Des sections d’inégales longueurs dans des poèmes où s’abolissent les limites, les bords, les frontières, et les titres, au fil des recueils. Et de blancs silences dans les textes. Une écriture de l’énergie, qui travaille et qui nous travaille comme un appel de l’organisme et du corps au travers des mots. Une parole juste, nouée. Une voix comme un bloc de paroles, ou comme une pierre réfractaire, gardant, diffusant la chaleur de cet être que nous cachons à l’intérieur ou de ce corps, qui, ainsi, redevient concret. Du sang rouge qui circule enfin, qui recircule, dans l’espace exsangue du langage et des mots vains.
Mais il manquerait à cela une couche supplémentaire, qui serait celle même de l’être, de son énigme. On a beau fouiller, fouailler. Rien ne vient de ce qui est tu, sinon tu, caché justement, dit à demi. Rien ne se dit de ce qui ne peut se dire. Ce qui est tu, c’est justement ce qu’on doit dire, sans le dire précisément. Aussi faut-il dire, et cacher en disant, l’énigme du monde, le secret qui – une fois passées les portes de l’être – se referme sur son nœud, sur sa closerie. Aussi faut-il faire choix d’images qui révèlent, tout en cachant. Faut-il conserver au langage cet obscur, cette opacité, qui est le réel de notre être. Et quereller l’évidente apparence des choses, en retrouvant, dans le langage, par la langue elle-même, quelque chose de l’épaisseur énigmatique de cet être intérieur du corps.
Marie-Claire Bancquart pratique ainsi, souvent, la trouée, l’éclat, la merveille d’une image qui garde en soi, en réserve, un peu de son sens. Elle tait, ne dit pas, mais retient. Et, en retenant, elle fait voir ou deviner, apercevoir à demi, sentir, suggérer, et non penser ou raisonner. Elle note comme elle le dit, des « riens », recherche des « chemins impalpables » (p. 234). Elle « traque l’énigme universelle » (p. 235). Car si,
Dans la voix ?
On trébuche,
tout aussi bien,
Dans la voix ?
On plonge. (p. 194)
Elle use, encore, de l’inversion, de la régression, en voyant dans les choses, les gens qu’elle croise, plutôt que leur être apparent, une certaine figure antérieure, un avant-naître, une « escale-poisson », écrit-elle (p. 292). Ou, dans la face d’autrui, la face de ses grands-parents (p. 206). « Nos ancêtres vers de terre », dans les gens qu’elle voit (p.191). Et « dans le feuilletage de la terre »,
(…) la fragilité du mammouth, des poulpes
qui respirèrent avant nous. (p. 120).
La poésie permet, alors, comme une porosité des temps et des êtres, une confusion de ce qui fut et ce qui sera, une vision de ce qui n’est plus dans ce qu’il y a là, près de nous. Elle aide à saisir le feuilleté de l’existence et du réel, l’épaisse obscurité du monde, le feuillage toujours immense de notre existence coutumière et des jours qui nous sont donnés. Aussi est-ce vraiment expérience de vivant que Bancquart nous offre, dans les eaux de sa poésie.
Des eaux où vivre.
Christian Travaux
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes, (Dans le feuilletage de la terre et Verticale du secret), préface d’Aude Préta-de-Beaufort, Gallimard, collection « Poésie », 2019, 400 p, 9,30€.
Sur le site de l’éditeur
(1) Rituel d’emportement, Obsidiane, 2002.
(2) Toute la partie qui ouvre Dans le Feuilletage de la terre, intitulée « Escales » (p. 31-51) évoque des voyages.
(3) Rimbaud : lettre à Paul Demeny, du 15 mai 1871.
(4) Une section de Verticale du Secret s’appelle « Pour le profond du corps » (p. 181-196).
(5) « Au fond du ventre / minuscule / un être mastique / tout doucement / et nous essore de la vie » (p. 188).
(6) « moi, je sors mon âme du corps / je l’étrille, je la savonne / y regarde à deux fois / avant de la remettre / comme une bâtarde / légitimée / parmi mes viscères » (p. 191).
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