Guillaume Métayer vient de proposer en un gros et beau livre rien moins que l’œuvre poétique complète de Nietzsche dont il dit qu’en fait il n’en existe pas une seule édition, même en allemand. Les poèmes sont éparpillés, n’ont pas été regroupés, ceux que l’on peut trouver dans l’édition moderne de référence de l’œuvre du philosophe sont souvent fautifs par rapport aux manuscrits, etc. : « Il a fallu d’abord constituer le corpus en allant chercher les poèmes au milieu des notes diverses en allemand, latin, grec, parfois de simples fragments, des dessins. Surtout, je me suis vite rendu compte que la transcription des manuscrits avait été mal faite. Le texte allemand de référence comportait, à ma grande surprise, des fautes de langue due à une mauvaise copie ! J’ai donc consulté les manuscrits de Nietzsche à Weimar mais aussi, heureusement, une édition allemande plus ancienne, l’édition Mette, qui a en général confirmé mes corrections et dont j’ai presque toujours suivi les leçons. Les anomalies étaient assez nombreuses. Par exemple, tel morceau de prose – j’y ai découvert des rimes intérieures – était un poème versifié… Tels autres n’étaient pas de Nietzsche : il les avait simplement recopiés et les éditeurs, à commencer par sa sœur, s’y sont trompés. Bref, j’ai dû faire un peu de ménage dans un massif mal aimé de son écriture et qui, par conséquent, avait été négligé. ». Il ajoute « un tel volume n’existe dans aucune langue, pas même en allemand. Toutes les éditions existantes des poèmes sont lacunaires de plusieurs dizaines et même centaines de pages. Bien sûr, dans les œuvres complètes de Nietzsche il y a tout le matériau, mais il est disséminé, publié de manière non critique, contient des erreurs, des répétitions, des fausses attributions et ne permettait pas de se faire une idée bien précise de Nietzsche poète »
Or Guillaume Métayer dit avoir voulu « mettre en lumière l’importance de l’écriture poétique dans la vie et la pensée de Nietzsche et, par là, c’est aussi pour la poésie en général que j’ai voulu accomplir ce travail, pour qu’elle prenne toute sa place comme force d’exploration du monde par l’expression, pour que l’on comprenne sa portée intellectuelle indissociable de sa dimension émotionnelle. »
Sur ce livre, on peut lire l’excellent article (avec entretien avec le traducteur) du site Diacritik
Poezibao proposera cet été plusieurs poèmes, toujours en version bilingue puisque tel est le livre publié par les Belles-Lettres.
Au mistral
Chanson à danser
Vent du mistral, chasseur de nuages,
Tueur de trouble, balayeur d’orages,
Comme je t’aime, ô rugissant !
Ne sommes-nous pas d’un même sein
Les deux prémices, au même destin
Prédestinés éternellement ?
Sur ces chemins de rocs glissants
J’accours vers toi tout en dansant,
Dansant au gré de tes sifflements, tes ramages :
Toi qui sans rame ni voilier,
Le plus libre ami de la liberté,
Bondis sur les mers sauvages.
À ton appel, à peine éveillé,
Sur les falaises je me suis hâté
Jusqu’au mur ocre sur les flots.
Salut ! Tu y roulais comme un
Torrent clair et diamantin
Vainqueur des sommets les plus hauts.
Sur les aires planes, là-haut,
J’ai vu tes coursiers au galop,
J’ai vu le char que tu conduis,
J’ai vu même ta main dressée,
Quand sur le dos de tes coursiers
Comme un éclair ton fouet jaillit–
Au bas du char t’ai vu bondir,
Pour plus prompt encore accourir,
T’ai vu, comme en flèche écourté,
Tomber à pic au fond du val, —
Aux primes roses aurorales
Tel un rayon d’or te jeter.
Danse à présent sur mille dos,
Dos de flots et ruses de flots –
Vive l’auteur de neuves danses !
Dansons donc de mille façons,
Libre – que notre art ait ce nom,
Gaie – soit le nom de notre science !
Arrachons donc de chaque fleur
Une corolle en notre honneur
Et deux feuilles pour le diadème !
Et comme entre saints et souillons
Dansaient les troubadours, dansons
Entre le monde et Dieu lui-même !
Qui dans les vents ne sait danser,
Qui de bandes doit se panser,
Infirme vieillard et momie,
Qui est un vrai patte-pelu,
Rustre honorable, oie de vertu,
Ouste, hors de notre paradis !
Remuons la poudre des rues,
Au nez de tous les mal fichus,
Dans la couvée des souffreteux semons l’angoisse,
Libérons le rivage entier
Du souffle des torses émaciés,
Et des yeux dépourvus d’audace !
Chassons les gâcheurs d’empyrées,
Ombreurs du monde, aimants à nuées,
Illuminons le paradis !
Mugissons… quand suis avec toi,
Esprit d’esprits libres, ma joie
Comme la tempête, mugit.
– Et pour une mémoire sans fin
D’un tel bonheur, son legs soit tien,
Oui, prends la couronne avec toi !
Jette-là plus haut, plus loin, mieux,
Prends d’assaut l’échelle des cieux
Et – aux étoiles accroche-la !
An den Mistral (1)
Ein Tanzlied.
Mistral-Wind, du Wolken-Jäger,
Trübsal-Mörder, Himmels-Feger,
Brausender, wie lieb’ ich dich!
Sind wir Zwei nicht Eines Schoosses
Erstlingsgabe, Eines Looses
Vorbestimmte ewiglich?
Hier auf glatten Felsenwegen
Lauf’ ich tanzend dir entgegen,
Tanzend, wie du pfeifst und singst:
Der du ohne Schiff und Ruder
Als der Freiheit freister Bruder
Ueber wilde Meere springst.
Kaum erwacht, hört’ ich dein Rufen,
Stürmte zu den Felsenstufen,
Hin zur gelben Wand am Meer.
Heil! da kamst du schon gleich hellen
Diamantnen Stromesschnellen
Sieghaft von den Bergen her.
Auf den ebnen Himmels-Tennen
Sah ich deine Rosse rennen,
Sah den Wagen, der dich tragt,
Sah die Hand dir selber zücken,
Wenn sie auf der Rosse Rücken
Blitzesgleich die Geissel schlägt, —
Sah dich aus dem Wagen springen,
Schneller dich hinabzuschwingen (2),
Sah dich wie zum Pfeil verkürzt
Senkrecht in die Tiefe stossen, —
Wie ein Goldstrahl durch die Rosen (3)
Erster Morgenröthen stürzt.
Tanze nun auf tausend Rücken,
Wellen-Rücken, Wellen-Tücken —
Heil, wer neue Tänze schafft!
Tanzen wir in tausend Weisen,
Frei — sei unsre Kunst geheissen,
Fröhlich — unsre Wissenschaft!
Raffen wir von jeder Blume
Eine Blüthe uns zum Ruhme
Und zwei Blätter noch zum Kranz!
Tanzen wir gleich Troubadouren
Zwischen Heiligen und Huren,
Zwischen Gott und Welt den Tanz!
Wer nicht tanzen kann mit Winden,
Wer sich wickeln muss mit Binden,
Angebunden, Krüppel-Greis,
Wer da gleicht den Heuchel-Hänsen,
Ehren-Tölpeln, Tugend-Gänsen,
Fort aus unsrem Paradeis!
Wirbeln wir den Staub der Strassen
Allen Kranken in die Nasen,
Scheuchen wir die Kranken-Brut!
Lösen wir die ganze Küste
Von dem Odem dürrer Brüste,
Von den Augen ohne Muth!
Jagen wir die Himmels-Trüber,
Welten-Schwärzer, Wolken-Schieber,
Hellen wir das Himmelreich!
Brausen wir… oh aller freien
Geister Geist, mit dir zu Zweien
Braust mein Glück dem Sturme gleich. —
— Und dass ewig das Gedächtniss
Solchen Glücks, nimm sein Vermächtniss,
Nimm den Kranzhier mit hinauf!
Wirf ihn höher, ferner, weiter,
Stürm’ empor die Himmelsleiter,
Häng ihn — an den Sternen auf!
Nietzsche, Poèmes complets, traduction de l’allemand, introduction et notes de Guillaume Métayer, édition bilingue, « Bibliothèque allemande », Les Belles Lettres, 2019, 920 p., 45€.
Voir cette page très documentée sur le site de l’éditeur.
Lire cet article de Diacritik, où Guillaume Métayer explique ses choix de traduction et notamment en ce qui concerne la forme des poèmes.
1. Apparaît d’abord dans la lettre n°557 à Heinrich Koselitz du 22 novembre 1884.
2 Var. : « Wogen peitschen, Meere zwingen » (« Fouetter les ondes, dompter les mers ») dans la lettre n°557 à Heinrich Koselitz.
3. Var. « Rückwärts mit der Ferse stoßen, / Daß dein Wagen in die Rosen » (« Frapper du talon en arrière, /Que ton char dans les roses ») dans la lettre n°557 à Heinrich Koselitz.
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