La musique de Déjà vu
Déjà vu de Didier Cahen reprend ou recompose des poèmes publiés dans Un jour même (Apogée 2003) et Les sept livres (La Lettre volée, 2013). À cet ensemble, s’ajoutent deux poèmes inédits « Ralentir » et « Détour ». Au bas de la première page de « Ralentir », une phrase agit comme une sorte de clé de lecture pour la totalité du recueil : « Je c’est… un mot dicté de l’intérieur. » (p.109) Il y a, en effet dans cette écriture une tension vers l’intériorité qui prend à contrepied les marques de notre époque. Ainsi « Faux départ », le premier poème, propose quatre séries de trois tercets qui juxtaposent des sensations : « Tu viens / Le jour se lève / Le monde est symétrique » (p.9). Ici chaque vers peut fonctionner à la fois de façon autonome et s’associer aux autres, afin de prolonger l’écho de strophe en strophe. Ce tercet est le premier du livre. Le « tu » qui y est lancé ne rencontre son écho que discrètement dans le huitième tercet de la troisième série : « Sans toi / La mémoire doute / L’amour touche au vertige » (p.17). Et aussi, deux vers avant la fin du poème : « Tout est gravé en toi ». Ce dialogue structure un lyrisme placé sous le signe du commun voire de la communauté. Son expression dit d’abord une absence de complaisance. Le je, certes, se confronte ou plutôt prolonge le tu, par trois fois : « Je est une hiérarchie » (p.13) ; « Le moi est une rumeur » (p.16) ; « Un je ouvre les yeux » (p.19). Mais jamais il ne touche à l’épanchement, comme s’il était d’abord une façon de saisir la multiplicité de ce qu’on peut appeler l’expérience du poète.
Cette expérience, d’ailleurs se manifeste, non sans une pointe d’humour mais qui sait parfaitement mesurer son risque, quand par exemple, il est question de l’ange : « L’ange parle pour le désir » (p.12) ; « L’ange dort » (p.15) ; « L’ange passe » (p.19) et « L’ange annonce le récit » (p.20). Il y a certes l’expression toute faite qui surgit et amène une distance avec le poème mais il y a également un ensemble de références qui me fait penser à Edmond Jabès, que Cahen a plusieurs fois commenté. Au début de « L’auberge du sommeil », par exemple, Jabès écrit notamment : « Avec mes poignards / volés à l’ange / je bâtis ma demeure » (Jabès, Le Seuil Le Sable, Poésie/Gallimard, p.99).
Ce sont donc ce feuilletage de l’écriture et cette manifestation discrète des références personnelles qui structurent l’espace intime de Didier Cahen. Et les trois parties du second poème de Déjà vu, appelé « Frayeur » confirment cette impression. Je y entre en tension avec on pour « Un chant d’amour / peut-être / le jour venu » (p.23). Et celle-ci de se doubler d’une évolution marquée de l’écriture. La première section est un poème quasi d’un seul tenant puis le flux se brise dans la deuxième avant de se fragmenter complètement dans la troisième. Ainsi il convient de souligner la continuité des vers suivants, pris de la première section de « Frayeur » ‑ « Un simple courant d’air / un chantier corporel / Une coulée d’encre / versée au ras du sol / la poésie s’achève / un coude de phrase opère / Les doigts croisés / pas plus / la vie qui se réveille / Un trou lessivé d’être / ainsi de suite / tout vaut réparation / substitution peut-être / On vient / j’existe au bord des lèvres » (p.25). Le je peut en effet se saisir de la moindre expérience pour affirmer sa place paradoxale. Il se concentre, alors, dans la troisième section de « Frayeur », en « Je me souviens / la quête usée / la soif…// … une voix / des traces de pas / on se demande pourquoi » (p.37). La raréfaction du signe condense donc ce qui, dans la tension lyrique entre le personnel et l’indéfini, devient une sorte de neutre.
« Empreintes », le troisième poème du recueil confirme cette impression. On peut y lire le double sens humoristique et neutre à la fois : « …on se dit tu… / ou je… » (p.42) Et plus loin : « comme je… / on croit savoir » (p.66). Ou encore « on sort / le je… / on s’habitude / à moins » (p.69). L’expression contenue – le vers de Didier Cahen est le plus souvent bref, rarement plus de 6 syllabes – permet de traverser avec légèreté et profondeur les interrogations comme les illusions de l’écrit. Et aussi toute la cendre que l’Histoire du XXe siècle porte irrémédiablement. Ainsi, la même page peut affirmer « on rate / la marche du ciel » et un peu plus bas : « on déshabille / un grand papillon / juif ». Avec, juste en dessous, à la tourne de la page : « lueur teintée d’espoir / un corps imbibé / -d’être » (p.70-71). On sait bien qu’à Theresienstadt comme à Auschwitz, le papillon renvoie aux enfants des camps de la mort. Et c’est sans doute pour cela que le poème « Empreintes » affirme « un jeu d’enfant / coulé dans le néant / comblé avec des pierres » (p.69).
Les pierres sont aussi les poèmes de Didier Cahen qui ne cesse de s’interroger. Et particulièrement dans le quatrième poème qui est titré « Qui suis-je ? ». En deux sections (A et B), respectivement de 4 et 3 parties, les vers, principalement répartis en quatrains et tercets, construisent une sorte de variation autour de l’interrogation du titre, en concentrant d’une nouvelle manière les références et les incertitudes du poète. Sous le titre « Décor », on peut, par exemple lire : « Si tout est là / Quel intérieur / Pour la voûte céleste ». Il s’agit d’affronter ce qu’on doit pouvoir appeler un rapport à la transcendance ou à la métaphysique ou, plus exactement, à tout ce qui fait que « la transparence / Ne se voit pas » (p.93) et qu’on se heurte à « L’infini / En vase / Clos » (p.106). C’est d’ailleurs dans « Qui suis-je ? » que le poème déroge au neutre de son énonciation affirmant non pas l’autobiographie mais l’appartenance intime de Didier Cahen à ce qu’il écrit : « Comment savoir / Où je me suis trouvé » (p.94). Le masculin résonne ici, même si le souvenir de Jabès n’est de nouveau pas loin. Au début de « Récit », ce dernier affirmait « Il et son féminin Île » (Jabes, Le Seuil Le Sable, p.331). Et Cahen d’écrire, pour sa part : « Je n’existe pas. Tu es / l’île. » (p.96).
« Ralentir », le poème suivant dans le recueil, prolonge logiquement ce lyrisme qui se retire dans l’affirmation. « L’envers, la nuit du sens, l’hiver… / Sur fond de silence, un monde ouvert / à tous les sens d’hier » (p.119). Apparu dans « Qui suis-je ? », la ponctuation est ici plus présente. Elle façonne un autre rythme, plus en arête sans doute, et plus affirmatif d’un élan ou d’une manière de se confronter au réel. « Comment mieux faire ou fuir, pour éviter la guerre… Ici plus de poètes ! « Non-lieu, non-Dieu, non-rien », on ouvre les yeux pour voir, on ferme les yeux pour naître. Je c’est… un pas de plus, Jérusalem enfouie…, la couverture de chair » (p.129). Il n’échappe à personne que ce moment en prose ne connaît pas de point final. Il s’ouvre vers la lecture sans fin et propose comme des « Détours » à moins que ce ne soit une « Suite ». Et ce sont justement les titres des deux derniers poèmes de l’ouvrage. La sensualité y ébauche un pas où « On fait trembler / la chair » (p.142), et demande au « tu » omniprésent dans tout le livre de voir « venir / l’extrême enfance » et de s’en aller.
« Va-t’en… » est, en effet, la dernière expression du livre. Et l’acte de congédier lectrices et lecteurs doit prendre une signification musicale. C’est du silence que le « tu » surgit dans la première phrase de « Déjà vu », c’est sur le silence, à nouveau conquis, que le livre s’achève. Exactement comme la musique naît et s’achève avec et par le silence.
Alexis Pelletier
Didier Cahen, Déjà vu, Tarabuste 2019, 176 pages, 14 €.
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