La mort n’est jamais comme a d’abord paru, chez Léo Scheer en 2004. L’ouvrage a été repris aux Éditions de l’Amandier en 2011 et il connaît aujourd’hui une troisième édition chez Bruno Doucey. On ne peut que se réjouir de retrouver ce livre qui propose aux lectrices et lecteurs une expérience qui allie sensibilité et méditation autour d’un thème que le titre met bien sûr en évidence : la mort.
Il s’agit ici de la mort de l’être aimée et les trois parties du livre (« Ce qui reste », « Ainsi des bribes » et « Fragment in memoriam ») permettent d’entrer plus avant dans différentes strates d’un chant de deuil, c’est-à-dire dans ce qu’on appelait autrefois l’élégie.
Dans « Ce qui reste » qui est constitué d’un seul long poème, la tension se fait entre « ce qui reste de toi » (p.17) et « ce qui reste des morts » (p.18). Toute expérience de deuil ravive dans l’intimité de la douleur, les morts et les spectres que chacun porte en soi. Et dans un vers libre qui s’allonge pour passer insensiblement à la prose, Claude Ber note le plus terre à terre de la mort, « tes pieds devenus rigides » (p.17) et tout ce qui s’appelle « le ménage des morts » : « une fois fait le ménage des morts, le poème c’est ce qui reste à ceux qui restent » (p.19). Mais ces notations sont aussitôt replacées dans un mouvement qui procède d’un art poétique. En effet, Claude Ber affirme à propos de cette épreuve de la mort : « ce qui reste une fois que cesse la tyrannie de la parole / je l’appelle poème » (p.16).
Le deuil, évidemment, c’est l’épreuve partagée du mourir, avec les vivants qui accompagnent. Et Claude Ber de souligner plusieurs fois que « ce qui reste » fait entendre « ceux qui restent ». Et si le mot poème arrive comme on l’a vu, dans la parole de la poète, c’est aussi bien pour constituer un monument en mémoire de celle qui n’est plus qu’un recueil présent pour les lectrices et lecteurs. Parce que c’est la difficulté « à dire ‘‘tu n’es plus’’ » (p.22) qui est partagée dans toutes les expériences du vivre encore. Et pour Claude Ber, le poème est – éthiquement sans doute – le moyen d’affronter ce réel sans épanchement, ni complaisance. C’est pour cela que cette première partie s’achève sur l’évidence de ce qui s’arrête par le poème et dans l’écriture-même de celui-ci : « il n’y a pas de preuve / mais la peau n’en a pas besoin / ni les nuages dans le jaune de l’aube / de la mer séparée / ne reste plus qu’une ligne au bout tombé du ciel / de toi à moi / cette ligne qui va sombrer » (p.23).
La deuxième partie, « Ainsi des bribes » construit, en 22 poèmes titrés, une sorte de récit de la mort (« ainsi des bribes », « photographie », « la mort n’est jamais comme », « en haut », etc.). Ces 22 poèmes qui suivent toujours le rythme du vers long de Claude Ber sont séparés les uns des autres, par 50 « Découpes », écrites en prose, qui forment peut-être des stations au cœur de ce récit. Ces découpes sont assemblées tout au long de la deuxième partie, par groupe de deux ou trois. Ainsi elles conduisent d’un poème titré à l’autre et proposent une sorte de bilan de l’écriture du deuil.
Le récit de la mort, c’est la superposition dans le deuil des souvenirs, de la maladie – il s’agit ici de la schizophrénie –, de la mémoire des corps, des étapes du mourir et de la douleur. Cela conduit à une langue impossible parce qu’elle ne peut s’accorder aucune analogie. On trouve évidemment ici le sens du titre du livre. D’ailleurs, dans le poème qui, à l’intérieur de cette deuxième partie, développe le contenu du titre, Claude Ber s’y présente ainsi : « vivant seulement avec comme / à l’élimé du langage et de la vie où ne restent que semblances comme / survivant tout pour ainsi dire comme / avec des images comme / dans un dénuement tellement sans proportion avec rien / qu’il appelle la dimension de la mort » (p.36-37) C’est que la mort est à la fois non-cernable, imprononçable et sans réel épaisseur dans la langue. En fait, Claude Ber développe cette réalité du langage qui fait qu’on ne peut jamais dire l’instant de la mort et que cet instant se prolonge dans toutes les étapes de la vie, après le départ de son amour.
Et cela donne un poème dans lequel passent peut-être des accents d’Artaud : « le momort » (p.61-62) : « la mort fait de la langue entière un charabia / quand ne sont plus imaginées mort et folie » (p.61). Ainsi, le poème – brinquebalant presque – construit au fur de son dire une image qui échappe sans cesse et qui reconduit à la vie dans la mort, à moins qu’elle ne fasse comprendre que la mort, c’est la vie jusqu’au bout. C’est pour cela que Claude Ber peut écrire dans « fantôme devenu » (p.96-98) : « la mort travaille aussi en moi / ajoutant ta vie à ma vie soustrayant ta vie de ma vie » (p.96) Il convient, d’ailleurs, de remarquer le masculin qui fait de « devenu » un adjectif et non un participe (une sorte d’ablatif absolu, en somme). C’est le poème qui devient ainsi fantôme et qui dans le chemin du livre conduit à ce constat : « je ne parle / et me déçoit déraisonnablement toute parole / portant parole le deuil de la parole » (« je ne parle », p.113). Aussitôt, il faut lire dans cette déception, non pas une tromperie, non pas une illusion mais la marque de la vie qui continue et qui – douleur et confrontation avec la folie et son envers dans la langue parfaitement assumées – s’affirme clairement dans le dernier poème d’« Ainsi des bribes » : « mêmement séparément ». Car la mort vole tout de la personne aimée, sauf précisément l’amour qu’on lui porte et cela, quelles que soient les amours qui accompagnent la vie au-delà de cette mort : « je vis / au fendu à vif de la vie décapée de la mort par ta mort » (p.129).
La mort, l’expérience du mourir de l’autre conduisent à une manière de faire face à la multiplicité de l’existence. Bien sûr, quand cette autre est atteinte de schizophrénie, le rapport au langage s’en trouve déplacé, soumis à des accélérations en même temps qu’à des points de rupture où l’accompagnement devient presque impossible. Cela structure la force imagée de ce qu’écrit Claude Ber. Et les 50 proses réunies sous le titre « Découpe » de le signifier intensément. Peut-être est-il possible d’affirmer que le début de la « Découpe 18 » fait le mieux sentir toutes les tensions qui pèsent sur ce langage qui tient de l’autobiographie ? « Ma tête ainsi faite qu’elle va ratissant tant de signes. Ou bien une ponceuse patiente lissant la moindre bosse sur le doux au toucher d’une rampe de bois. Un embout de chignoles à outils multiples. Et toujours des méandres. Des étagements. Un échafaudage. » (p.63). Tout se passe comme si le jeu d’une métaphore filée permettait ici de mieux comprendre cette interrogation sur le rapport au langage dans le chemin du deuil. L’imbrication voire l’intrication des fils de l’existence disent une manière de toujours reconduire la mort dans la vie, au risque d’images qui jouent de la déraison d’être. Claude Ber peut ainsi nommer cette épreuve « Un souvenir cellulaire des multiples moi » et, plus loin, « Un sursaut animal au sourire qui découvre les crocs » (« Découpe 40, p.107). La dernière découpe finissant par une sorte de dédicace multiple vient confirmer la force de ce regard sur le plus vif de la mort et du deuil, de la vie continuant dans le deuil : « À ces demeures provisoires dénuées de deuil. À la clémence d’un hasard dont rien ne sera mien. Pas même la tristesse. Mais avant ces débris ‘‘À la vie !’’ » (Découpe 50, p.132).
La longue prose de la troisième partie de La mort n’est jamais comme, « Fragment in memoriam », recompose la poétique du livre dans ce qui dans le deuil est déjà l’après du deuil. Claude Ber écrit de l’Espagne, et sans doute depuis Madrid où elle affirme dire « n’importe quoi, confondant le Palacio Real et le gril de l’Escorial » (p.135). L’humour est la marque du retour de la vie mais il ne masque pas la douleur qui perdure. Une sorte de feuilletage des sensations permet de constater la force des mots, « De ceux déjà dits et de ceux à dire, des écrits, des murmurés, des tus, des criés, des venus de si loin derrière la mort » (p.143). Et cette énergie vient placer au même niveau les notations quasi-instantanées et le souvenir : « La ville est douce dans sa lumière vibrante de frises. Comme un instant repris à cet envers de tout qu’explore le rebours du poème, c’est cette prose madrilène que je rapporte en souvenir, pour ce qu’elle accouche de possibles dans sa placidité de matrone latine vouée à la naissance. Il fait bon. » (ibid.)
L’écriture in memoriam affronte ses responsabilités et place la mort de l’aimée sous le signe d’Eurydice. Les derniers vers sont, en effet, la citation en italien de la fin d’une prière que Proserpine adresse à Pluton, au 4e acte de L’Orfeo de Monteverdi. Le texte de Striggio dit : « Fais qu’Eurydice jouisse à nouveau des jours / Qu’elle avait coutume de passer / Dans la joie et dans les chants / Et console les pleurs du malheureux Orphée ». C’est une prière parfaitement laïque et sans illusion puisqu’elle vient du monde de l’opéra, où l’illusion est maîtresse. La prière est ici ce que les vivants adressent aux morts, bien conscients de ne pas être dans l’abandon. Ils assument, par la voix de Claude Ber le prolongement de la vie et de l’amour par l’écriture de la mort : « Bye Bye au revoir adios hombres y mujeres, ciao humanita mia. Ici l’air a une douceur d’eau de source. » (p.150). On doit donc pouvoir livre « Fragment in memoriam » comme chant d’amour au présent, voire à la présence du présent. Les amours que la vie réservent, en effet, ne détruisent pas les amours vécues pour celles et ceux qui sont morts.
On aura compris que des livres qui ont creusé, depuis la fin des années 1980, le rapport à l’élégie (Quelque chose noir de Roubaud, À ce qui n’en finit pas de Deguy, La mort de l’aimé de Ristat), celui-ci résonne avec une originalité dans la construction de son dire qui est liée à sa manière de faire face aux délires de la folie et à la tristesse, tout en n’abandonnant jamais l’affirmation de l’énergie à vivre.
Alexis Pelletier
Claude Ber, La mort n’est jamais comme, préface de Bruno Doucey, Éditions Bruno Doucey, 2019, 160 pages, 16 euros.
Extrait
j’ai appris à prendre habitude de la folie comme
de l’affolement de la folie comme
à prendre habitude de la mort comme
appris à prendre habitude de cela qui a fait le quotidien de ma vie comme
si c’était le quotidien de la vie et qui est le quotidien de la vie
avec pour continuer au déchiré de la parole le recours à comme
comme un catgut à son entaille comme
au mollet mangé par des piranhas pend l’articulé de la rotule comme
une façon de réunir à l’agrafe de l’image les lobes épars d’une cervelle ou comme
une aiguille à recoudre la plèvre d’une langue autopsiée ou bien comme
un fragment de vertèbre fossile dont se déduit le corps originel comme
par magie comme
s’il ne restait que comme
pour relier grains à grains la parole comme
au Tserouf de la Kabbale chaque mot avec tous comme
pour de toutes les manières - y compris misérablement - conjurer le sort dans une vie à risque comme
un métier à risque comme
un pilote guidé au tracé des loopings par des éclats de mots comme
remorquée au câble d’un camion l’épave d’une carlingue comme
moi radotant ce charabia greffé d’organes de lettres et d’avions ou comme
contait Shéhérazade une fable vitale comme
pour ramener l’invivable au vivable ordinaire des jours comme
au métré du poème la page
Claude Ber, La mort n’est jamais comme, p.35-36.
Commentaires