« De l’eau naît la flamme, / De la flamme l’air / Mêlé au pur souffle / D’une biche endormie », reconnaît François Cheng. La psychanalyste Anne Dufourmantelle décrit ainsi la douceur, réveillée par le poète dans le quatrain que nous venons de citer : « Le ventre d’un animal. La palpitation d’une veine qui affleure sous la peau. Une peau très âgée comme un galet translucide. Une peau de très jeune enfant, sa joue encore couverte d’un imperceptible duvet. Calme de la respiration, de ce qui contient le vivant et le protège. Et qui s’offre au toucher. » Puis elle ajoute : « La douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les anciens appelaient justement puissance. Sans elle, aucune possibilité que la vie s’augmente dans son devenir. Je crois que la puissance de métamorphose de la vie elle-même se soutient dans la douceur. Quand l’embryon devient un nouveau-né, quand la chrysalide laisse éclore le papillon, quand une simple pierre devient la stèle d’un espace sacré dans les jardins de Kyoto, il y a, au minimum, la douceur. »
Et François Cheng d’écrire : « Toi le féminin / Ne nous délaisse pas, / Qui n’est point douceur / Ne survivra pas. » Dominique Fourcade n’a-t-il pas été jusqu’à affirmer dans Outrance utterance : « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous tout au moins, nous sommes des femmes. […] Baudelaire était une femme. »
Enfin le royaume. La page blanche. Ici comme ouverte. Ombrée de signes. Légère ombre qui passe, sans rien emporter avec elle du blanc, du silence. Sans rien esquinter, sans rien rudoyer. « Quelque part, la vie vécue reste entière. […] Lorsque nous nous parlons, écrit François Cheng, le rêve est à venir ; / Lorsque nous nous taisons, / Il est là, à cueillir. » Jean-Pierre Faye parle ainsi de Dürer dans un texte qu’il consacre à Balthus : « Les Holzschnitte, les gravures sur bois de la Vie de la Vierge chez Dürer nous dessinent cette oblique rampe d’escalier au fond de la pièce où a lieu la naissance, et ce fond de silence vient tracer le contraste avec le bruit des formes dans les premiers plans ». Pareillement, il y a dans les poèmes de François Cheng, telle une rampe d’escalier oblique, un silence qui vient « tracer le contraste » avec la musique – discrète – des images poétiques employées.
Enfin le royaume, du fait des images que nous venons d’évoquer, ressemble, en une certaine manière, à une toile de Chao Ta-nien (début du IIe millénaire) mentionnée par Jean Mambrino dans Lire comme on se souvient (Phébus), ou à certains Anonymes des Song, au Musée de Pékin, d’une délicatesse violente et apaisée, dont les vides (n’a-t-on pas, dans ce livre de la collection Poésie / Gallimard, affaire uniquement à des quatrains ?) occupent presque tout l’espace de la toile où s’entrelacent à peine quelques feuillages, ou ailes d’oiseau, pour nous attirer insensiblement ailleurs. De l’autre côté, telle une Alice qui s’enquerrait du rêve qui est en elle ? Ailleurs : nous voulons dire dans une forme de clarté débarrassée de tout ce qui freine son couronnement. « Au sommet du mont et du silence, / rien n’est dit, tout est. / Tout vide est plein, tout passé présent, / tout en nous renaît », écrit François Cheng. Une fois que nous y serons parvenus, à ce « sommet », dans cette clarté, qui sera aussi façon que nous aurons de faire notre nid dans notre propre lumière, ces paroles de Monelle (in Le Livre de Monelle de Marcel Schwob) pourront-elles, avec une douceur particulière, résonner en nous : « Que toute douleur soit en toi le passage d’un insecte qui va s’envoler. Ne te referme pas sur l’insecte rongeur. Ne deviens pas amoureux de ces carabes noirs. Que toute joie soit en toi le passage d’un insecte qui va s’envoler. Ne te referme pas sur l’insecte suceur. Ne deviens pas amoureux de ces cétoines dorées. Va en paix avec la lumière rouge du matin et la lueur grise du soir. Sois l’aube mêlée au crépuscule. » Et François Cheng d’ajouter : « Ne quémande rien. N’attends pas / D’être un jour payé de retour. / Ce que tu donnes trace une voie / Te menant plus loin que tes pas. »
Matthieu Gosztola
François Cheng, Enfin le royaume, quatrains, édition revue et augmentée [première parution en 2018], Gallimard, collection Poésie/Gallimard, n° 542, 2019, 224 pages, 7,40€.
Extraits (choix de la rédaction)
Nous ne te suivrons pas jusqu’au bout, ô chemin !
Le soir nous tient auprès du feu couleur de vigne.
L’horizon des oiseaux migrateurs est trop loin,
Vers l’ouest nous irons, où un lac a fait signe.
(p.11)
A l’apogée de l’été
Revient ce qui a été :
Tous les fruits hauts suspendus,
Toute la soif étanchée
(p.19)
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