« Carnet, cahier, feuillets », comme l’explique le sous-titre de ces Écrits intimes des années 1929-1938, c’est-à-dire les trois dossiers d’une traversée du quotidien, accompagnée de réflexions sur la créativité ; mais ce qui frappe ici, tout en présageant la foisonnante force diversifiée des grands recueils à venir, c’est sans doute la puissante énergie expressive – à bien des égards inattendue si on tient compte des autres textes et fragments poétiques que ces cahiers nous révèlent de temps à autre – comme le très beau poème Van Gogh, écrit en 1935 (Guillevic avait vingt-huit ans). En effet la plupart de ces pages montrent une hésitation ressentie face au poétique, certes une détermination et le sentiment profondément vécu de sa profonde nécessité, mais des doutes aussi et une frustration par rapport aux textes personnels produits, jugés largement insuffisants devant la vigueur et la beauté de l’œuvre de Rilke, de Claudel, de Rimbaud, ceci malgré des réserves à leur égard ou une conscience de tout ce qui fermente lentement mais sûrement dans son esprit et, viscéralement, dans tout son corps.
Comme tout carnet ou cahier intime, ceux de Guillevic lui permettent de mieux s’ausculter, d’écouter et méditer la jaillissante abondance, cette « multiplicité », de sa vie psychique, à peine admise, secrète, mais qu’il s’efforce d’analyser même si « on n’[en] consigne que la surface ». Persiste, constante, mais évasive, car le moi ne se livre pas si facilement, la recherche de sa propre authenticité, la mouvante vérité d’une ambition qui s’affirme imperceptiblement, au-delà des théories, fondée plutôt sur l’expérience, elle-même en perpétuel devenir. Les influences et les tâtonnantes imitations doivent céder la place à ce besoin absolu de « chante[r] ce qui me plaît, comme il me plaît » – ce qui, manifestement arrive en écrivant spontanément, plein d’une passion à la fois aveuglante et révélatrice, son vigoureux et tendre Van Gogh – car la folie, Guillevic reconnaît qu’elle l’aurait frôlé à certains moments de souffrance physique et de quasi-désespoir face à sa propre créativité. S’interroger en interrogeant l’autre s’avère ainsi pour celui qui se dit « qu’il importe seul de créer », et malgré les moments d’insatisfaction et les doutes, la voie qui risque de mener vers ce qu’il appelle « la vraie vie, la vie profonde ». Et, en effet, il apprécie, ce que beaucoup comprennent mal, à quel point « tout profite au poète », les doutes, les incertitudes, les obstacles, les tentatives inabouties, tout ce qu’on aime et tout ce qu’on déteste. Mais ces Écrits intimes, si bien présentés par Michaël Brophy, offrent finalement à Guillevic plusieurs autres aperçus riches de promesse et de haute pertinence : la sagacité d’une attitude d’humilité, d’honnêteté qui reconnaît à quel point le poète, comme disait Jaccottet, restera toujours « l’ignorant »; la nécessité de lier dans un faisceau spirituel subtil l’art et ce qu’il appelle « la bonté »; le bonheur d’une « jouissance » purement poétique s’offrant comme antidote d’une gravité trop fastidieuse face aux tourbillonnements du monde; ce besoin, instinctivement reconnu comme essentiel à toute son entreprise poétique, d’« aller davantage en la vie, en la matière, en les choses ».
Un livre de traces richement méditées, mais également le site oublié mais redécouvert d’un de ses grands poèmes.
Michaël Bishop
Guillevic, Écrits intimes. L’Atelier contemporain. Édition établie et présentée par Michael Brophy, 2019, 144 p., 20€.
Sur le site de l’éditeur.
Extrait du poème Van Gogh
Vincent, sais-tu, impitoyable ami,
Ce qui a manqué peut-être à ta bonté
Pour qu’elle triomphe?
Un petit enfant seulement,
Encore en deçà du crime.
Ah! comme tu aurais craché sur
L’implacable soleil,
Sur la terre sibylle,
Sur les arbres-incendies,
Sur l’impossible lave
Qui monte de partout –
Et comme tu aurais souri de tes mauvaises dents
À cette chose venue de toi
Et si peu semblable à toi,
À cette tête, à ces fesses hilares ou recueillies
Comme une rivière sous les saules d’été.
Ah! quel repos c’eût été, Vincent,
Dans l’universelle fournaise,
Dans le perpétuel tourbillon.
Extrait (choix de la rédaction)
11-8-35 – Tandis que les poèmes de Rimbaud, surtout les Ill., sont une exploration, ceux de Cocteau sont une construction.
Autre projet – Homme et les Bêtes dans la nature.
Le fond de l’œuvre de Cocteau : la peur
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Lu La vie tragique de Van Gogh de Piérard – Pas d'autre intérêt qu’anecdotique.
Van Gogh devient un thème facile pour mauvais littérateurs.
Il me semble que l’on peut rapprocher (équivalence) Van Gogh et Trakl (celui-ci sans le feu).
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Toujours le désir de tout lire : Michelet, la Bible, Taine, Carlyle, Toulet etc. Allons ! du calme. Il faut bien qu’il y ait toujours des choses nouvelles à lire.
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Nature, grand organe lent, puissant, plein de sève et de vie – avec toi, en toi –
Mais les villes te cachent
Être peintre et peindre les céréales avant la moisson – les saignées des carrières
Ah ! exprimer tout cela dans un poème grand et lent.
Mais cela ne peut être donné (réussi) qu’à un très grand.
(p. 78 et 79)
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