Au moment même où naît (1990) Monika Herceg, la terrible guerre d'indépendance croate se déclenche. Ses six premières années se dérouleront donc dans la fuite (en famille), la peur, l'incertitude et les plus extrêmes violences. Sa poésie ne raconte pas la guerre (M. Herceg était trop jeune, bien sûr, pour en saisir des scènes restituables et songer à jouer au reporter lyrique des hauts – et bas – faits d'alors !), mais elle fait mieux : elle restitue une impossible, mais nécessaire, formation à l'humanité (la sienne) en milieu et époque barbares. Comment peut donc naître, s'élever et prendre possession de soi une simple conscience humaine dans une sorte de chaudron géant (et alambic forcé) de sang et de larmes ?
La jeune femme qui nous lisait ses poèmes dans un petit matin des « Voix-Vives de Sète » (laissant jouer avec son micro, debout, le bébé discret et curieux qu'elle tenait dans les bras), très brune et pâle, potelée et incisive, souriante et pressée, extraordinairement intelligente et nette, fournissait à ça (il faudrait dire : était) une réponse impressionnante : accéder à l'âge de raison en temps de guerre européenne d'une fin de siècle dernier fut un défi qu'elle a relevé, comme naturellement, pour tous.
Lisant des extraits de son premier ouvrage (Les coordonnées initiales, de 2017), cette jeune physicienne (!) de l'Université de Rijeka touchait constamment juste par au moins trois points.
D'abord sa façon de restituer une guerre incessante et omniprésente, vécue par elle avant même de pouvoir se représenter quoi que ce soit : une enfant (c'est à dire un être plongé dans une vérité précédant toute objectivité) traduit la guerre – l'effort naturel, de part et d'autre, de neutralisation méthodique de l'ennemi – par les moyens naturels, justement, de l'assimiler. N'ayant connu que des adultes bestialisés par l'enjeu contradictoire de cette tragédie collective, elle la transcrit sous forme de morts de bêtes (oui, de morts de lièvre, de chat, d'oiseaux, de serpent …), y cherchant comme des modèles de disparition, des leçons « naturelles » de prédations croisées et de cessations d'être résultantes. Elle cherche, avec l'incomparable force des analogies enfantines, des éléments de comparaison pour ce monde innommable (dans la violence interhumaine, la vérité, ne pouvant se séparer de la réalité, devient, comme elle, mutique) qui sont : la détresse constante (saisonnière, morphogénétique, nutritive – toujours la peur obsédante d'être le maillon manquant des chaînes alimentaires !) des animaux, et notre exploitation (cynico-industrielle) d'eux. Deux terribles passages (il faudrait tout citer) sont alors moins énigmatiques :
regardant pendant des semaines les avions passer
mon frère pensait que les chats pouvaient voler aussi
il les lançait le plus haut possible
et courait voir maman en criant
regarde il vole
ils atterrissaient toujours sur leurs pattes
juste une fois le vieux Miki
tomba accidentellement à plat ventre
sur le bord d'une souche
quelques jours plus tard
au seuil de la maison nous attendait
son corps au poil gris sans vie
avec cette même dignité
que les souris mortes
qu'il apportait
devant la porte (Les morts de chat, p. 30)
nous rangions soigneusement la mort dans les animaux
les nourrissant avec de l'herbe fraîchement coupée et du foin
puis nous retirions cette même mort sans douleur
d'un seul coup tranché sous la gorge
la fourrure des lièvres était toujours accrochée sur le vieux noyer
comme un manteau trop grand
et près du costume de fourrure
les muscles que nous avions dénudés
nous regardaient intimidés
se balançaient sous les coups de vent
le corps raide de mon père ma mère
l'a trouvé près du terrier
un matin de septembre
devinant ainsi l'axiome
dont nous avions rarement conscience
la mort dont on nourrit les autres
parfois involontairement
retourne en nous (Les morts de lièvre, p. 35)
Ensuite, l'apparence, la voix et la pensée de quelqu'un qui, au vu de la vérité même du temps qui l'a fait accéder à elle-même, ne peut tout simplement pas mentir. Il est frappant que cette poétesse si évidemment douée, égale virtuose de l'image pleine, de la formule juste et du récit tranchant, se tienne pourtant aux antipodes de toute rhétorique et de toute hystérie : aucune tendresse surjouée (la douceur, en temps de guerre, n'est pas dépensée en amour, mais en vigilance, en soulagement, en deuil), aucun spectacle offert (on n'a pas le temps, dans les tragédies historiques comme dans les privées, de dupliquer le réel et d'y jouir de rapports imaginocentrés), aucune amitié feinte (dans l'amitié, la confiance joyeuse fait que rien ne manque, alors que dans la guerre, à l'inverse, tout manque parce que la seule réciprocité est celle de l'affliction, et qu'on peut au mieux y admirer la souffrance, mais jamais l'aimer). L'inflexible sobriété de Monika Herceg m'a rappelé une remarque du peintre Vincent Bioulès dans son Journal (1972-2018) : on peut toujours être assez malin pour sortir de son esprit et aller concevoir les idées opposées aux nôtres, mais on ne sort réellement jamais de son cœur ! Un autre poème (« L'œil de grand-mère »), d'une effarante intégrité, pour dire tout ça :
elle était couchée toute poussiéreuse
vieux mobilier vermoulu
d'une maison rénovée
sans nous reconnaître
et en quelques semaines
elle a fondu comme neige
nous aurions pu la porter dans nos bras
tout autour de la Terre
si légère presque de laine
mais nous avons attendu qu'elle s'écoule
comme la sève des fleurs de sureau
craignant la mort qui ronge l'intérieur
assez lentement pour passer inaperçue
début février
ma mère a trouvé dans son lit
un œil gelé un seul
l'autre a dû être mangé par le chat
elle l'a laissé pousser et devenir
tout un buisson de jasmin(p. 34)
Enfin, on l'a dit, cette remarquable poétesse est physicienne (un texte – page 65 - sur le théorème d'invariance d'Emmy Noether est particulièrement beau et surprenant !), et l'on devine peut-être un peu pourquoi : elle a choisi la science qui s'arrête avant la vie pour n'être plus intimidée par les discours qui s'arrêtent avant la mort. La science aussi qui énonce à la fois ce qui est matériellement loisible et ce qui est énergétiquement impossible. Une science des forces sans courage, des équilibres sans justice, des minima et maxima sans tempérance, une science surtout peut-être de la sagesse – de l'assomption d'incertitude, cf p.67 –, sans sens ni fin. Comment, ainsi, l'esprit de géométrie pourrait-il mieux structurer l'esprit de finesse que dans cette (atroce et sublime) probable narration de viols de guerre ?
à la saison des châtaignes la forêt se remplit de cueilleurs
les voix courent sur le dos des femmes
comme les animaux sauvages
les rajeunissent par des accents étrangers
et leurs corps solides s'ouvrent
telles des armoires vides
les étrangers laissent dans la forêt leurs chaussures et leurs bonnes intentions
pieds nus ils se précipitent dans les draps
froissent la peau sèche
sous leurs doigts comme sous le givre éclatent leurs yeux
semblables aux grains de raisin avant la maturité
et réveillent le village mieux que des coqs
au début de l'été dans les vignes émergent des enfants
sans pères
comme émergent les champignons après la pluie » (Les cueilleurs, p. 15)
Marc Wetzel
Monika Herceg, Ciel sous tension, traduit du croate par Martina Kramer, L'Ollave, 2019, 82 pages, 15€.
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