Base théorique-créative pour penser sa pensée et son accès immédiat au cosmos
Depuis O l’an / paru en 2011 à L’atelier de l’agneau, Philippe Jaffeux n’a jamais cessé de travailler sur l’alphabet. Sa radicalité formelle l’a parfois classé un peu vite dans le champ de la littérature expérimentale. À la louche, on l’a posé là comme un auteur de référence (à la marge du côté de l’inclassable et donc pour être imprécis, de la poésie et de la recherche formelle et spatiale). Philippe Jaffeux est peut-être simplement un écrivain de notre temps, un auteur curieux d’exploiter des potentialités textuelles. Ne comptez pas trop sûr moi pour réduire son travail qui mérite une étude et bien davantage : qu’on le lise. Je ne suis pas certain d’avoir compris plus d’un tiers de ce que j’ai lu et il se peut qu’il n’y ait pas de meilleure façon de lire Mots. Ce que je ne comprends qu’assez peu ou mal m’interroge et lire Mots cela est aussi s’exposer à une pluie de questions qui vont de soi à soi et pour soi en connexion avec le cosmos. Sensation d’être sonné et grisé par la pensée de son auteur. Philippe Jaffeux risque de me contredire ou d’avoir des réserves si j’affirme qu’il est un penseur. Des gugusses se sont déjà autoproclamés philosophes. Si Jaffeux est philosophe, c’est peut-être alors celui de l’effacement. Ou de l’alphabet !! Si je défends son œuvre depuis son premier livre, c’est bien que l’œuvre et le temps hypnotisé par la lettre devenue phrase (ou Courants) en lisant Jaffeux me fascinent. Ça ne veut pas dire que j’ai les épaules pour savoir susciter chez vous le désir de faire immersion dans l’œuvre ni que j’ai traversé à sa lecture autre chose que l’indicible. Mots laisse beaucoup de place pour son lecteur et c’est entre vide et interstices que l’on va à la pêche (je suis un pêcheur en Loire) ou que vous irez ailleurs, dans ce qu’il reste en vous d’enfance, ou de sauvagerie, peut-être. La précision. La pensée. La densité (La danse n’est jamais loin quand on sait que Philippe Jaffeux est un très grand lecteur de Nietzsche). Danser dans cet espace vaste qui est un monde/ une constellation (le texte !!) et où j’ai avancé/ plané en lecture lente avec pour astres ou astéroïdes 26 mots (Enfance, Chaos, Joie, Cinéma, Image, Mouvement…). L’accès au cosmos passe parfois par une librairie. L’enfant est un voyant qui voit ce que les adultes ne savent plus voir ; l’intention de l’alphabet pourrait se réduire à conserver la fraîcheur et la fureur de chaque mot et leur agencement dans des phrases indociles. / En m’affranchissant, un tant soit peu, de mes intentions et de mes choix, mes textes parviennent, plus facilement, à s’écrire d’eux-mêmes sans que je fasse vraiment usage de ma volonté. / Le hasart me construit et, dans le même temps, il me détermine à structurer des phrases qui me rappellent que ma naissance, autant que celle de mon espèce, étaient fortuites. / Le vi(d)e du Tao, étranger à la vacuité bouddhiste, est jaillissant et cause de toutes choses ; une écriture sans écriture est mise en résonance avec le cosmos et l’efficacité de la non action. / Nous vivons en symbiose avec le cosmos aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous-mêmes ; nos cellules, composées d’atomes, proviennent d’étoiles qui naissent et meurent comme nous tous. / La recherche d’une vérité s’avère être inutile car il m’est impossible de comprendre le monde ; la vibration sonore d’un mantra anime un patchwork de phrases visibles. / Des nerfs aspirent à intégrer mon esprit dans un corps traversé par un imbroglio de phrases compulsives. La raison d’être de l’écriture consiste peut-être à s’enfermer dans des rêves ; dans une forme de sommeil qui nous libère de nos corps et de nos souffrances. / L’art prend peut-être son véritable sens lorsqu’il sert la critique et la destruction d’une culture institutionnalisée, labellisée voire industrialisée. / Le sens se trouve probablement dans ce que l’on sait taire et non plus dans ce que l’on veut dire ou écrire.
Christophe Esnault
Philippe Jaffeux, Mots, LansKine, 2019, 174 p., 20€
Poezibao a publié un grand extrait de ce livre dans le cadre de l’Anthologie permanente.
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