Exercices paréidoliques
Sans doute vivons-nous une époque désertée par la magie. Force est néanmoins de constater qu’il subsiste encore des signes, ainsi que des pratiques – mantiques anciennes – qui surgissent de temps à autre au sein du quotidien, du fond d’un verre d’eau, qui mêlent le lisible et le visible.
Regarde de tous tes yeux, regarde. Regarde le paysage, déchiffre les signes dans la Montagne comme Jules Hermann, Antonin Artaud ou Malcolm de Chazal. Cela se nomme paréidolie. Allons-y.
Soit une bouche d’égout tout ce qu’il y a de plus bouche d’égout, sur un trottoir, rue d’Andlau, côté pair, à Strasbourg. Elle me regarde.
Soit une prise électrique, tout ce qu’il y a de plus prise électrique, de marque Legrand : des yeux, une bouche – un visage, là encore qui me regarde.
C’est comme les nuages dans le ciel. Exactement. On y voit ce que l’on veut. Un bateau blanc, toutes voiles gonflées dans l’azur. Ou alors le grand Schtroumpf. Ce qu’on veut. Ces formes nous appartiennent, nous possèdent aussi bien.
Paréidolies, donc. Après tout, oui, ma conscience s’étend jusqu’aux étoiles. Du moment que je la perçois. Ô Bergson.
Paréidolie, bien sûr, que les constellations auxquelles on donne des noms amusants, des noms d’animaux, des noms mythologiques. Grande Ourse, Cassiopée, etc.
C’est un ressort important de la poésie, qui consiste à faire ou voir des images dans le ciel, dans le paysage. Et à s’en emparer.
Je pense à Enkidu qui un jour, en des temps très anciens, a pris la constellation du Taureau par les cornes, à l’occasion d’un combat sublime.
Je pense aussi bien à Cendrars, à sa main coupée et à la constellation d’Orion.
Une forme pour une autre, c’est le principe du Bleigiessen. À la lettre, le verser-du-plomb. On nous explique de quoi il s’agit. « En Allemagne, le soir de la Saint-Sylvestre, il est de coutume que les convives se livrent à un petit jeu de société consistant à verser dans l’eau un morceau de plomb fondu à la flamme d’une bougie. Au contact du liquide la goutte de métal en fusion se fige instantanément et donne à voir des formes qu’il s’agit d’interpréter selon une nomenclature déterminée, dont on tire des présages et déduit son destin pour l’année à venir. »
Le Cadran ligné, éditeur vaillant, nous propose une rêverie à partir de 16 jets de plomb, lesquels donnent lieu à 16 planches photographiques. Des explosantes-fixes. Déchirements dans la nuit. Petites détonations grésillantes. Cosmogonies figées, qui tiennent sur la pulpe de l’index. Et il est donné à tous de rêver le plomb, cette « matière aux mille noms ». Regarde de tous tes yeux, regarde.
« De la métallurgie visionnaire du Bleigiessen, de ces sidérations sidérurgiques, on peut dire que l’esprit enclin au rêve s’y trouve porté à son point de fusion, nous donnant de mesurer le degré de température poétique atteint quand, littéralement, il fond un plomb. »
On ne cherche pas ici la vision oraculaire, mais un moyen d’ouvrir en grand les portes de la rêverie. La vision tout court, le poème à sa racine vivante et fertile. Des textes écrits à plusieurs mains nous sont offerts pour légender le métal fondu, des étoiles à l’état naissant (Orion ou bien Taureau, âne ou escargot) curieusement figées dans un verre d’eau, et le lecteur à son tour rêvera à partir du plomb, brillant sur fond noir, rêve en cours d’explosion.
Mathieu Jung
Sylvain Tanquerel, Katrin Backes, Bleigiessen. La vision par le plomb, Le Cadran ligné, 2019, 48 p., 14€.
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