Né en 1956 au Havre, une ville qu’il n’a jamais quittée, Luc Richer est l’auteur de plusieurs livres et plaquettes publiés au Castor Astral (Gordon Jungle -1983, Stanley Regard - 2011) ; aux Écrits des Forges (Un enfant d’Astonia - 1994) ; chez Myrdinn (Fox et l’éternité 1991, Le loup belle ombre nous devance - 1999) ; Bloque note (Lazare et la radio - 1999) ; Alidades (Sur les ponts de nuit - 2003), L’Escampette (L’arbre aux trésors - 2004). Il a obtenu le prix Hélicon de poésie 2003 pour Sur les ponts de nuit. Il est également auteur-compositeur et chanteur du groupe rock Loup Larsen.
Ce sont quatorze poèmes courant sur vingt-six pages ; du plus bref aux plus longs (trois pages) chacun ne forme qu’une phrase, lancée d’une majuscule et filant sans ponctuation jusqu’à l’absence de point final vers les derniers vers qui, toujours, forment chute ou pointe. Il y a des titres, les uns reprenant un vers, d’autres non, esquissant ou résumant l’argument, la situation, le scénario – motivés donc, mais souvent comme de biais. Le mètre a l’air du vers dit « libre » scandé par la syntaxe seule, mais l’enjambement est fréquent et la rythmique combine discrètement une grande variété de mètres pairs subtilement appariés, enchaînés, décalés – avec quelques impairs : « Devant nous un rectangle/cinématographique/océan gris ciel pâle/quelques traits noirs de pluie/oblique et en surface/bloc charbonneux ce sous-marin [...] ».
Rien de ce qu’écrit Luc Richer n’oublie son port d’attache et le cinéma qu’il offre à qui s’y laisse aller au bout de la jetée, sur un sentier de craie le long d’une falaise, devant un paquebot amarré, une épave effondrée ; mais c’est un peu de voyance qu’il s’agit, ou de rémanences d’un temps qui aurait peut-être été ou qui s’inventerait au fil de la rêverie. Avec, par exemple, « ce défunt qui s’enroule/comme une affiche de la mer » sur les rectangles formés par des épis de béton, ou ce « paquebot à la coque » venu sous le stylo quand quelqu’un, dans une cuisine, casse un œuf de mémoire. Dans Un enfant d’Astonia, se levait, comme on voit double, la cité rasée par les bombardements qui hante la ville reconstruite. C’est toujours ainsi dans Vendanges tardives, avec ce fantôme danseur des derniers vers du texte-seuil : « [...] pas de train seulement quelques galets au Havre/en nuances de gris et la mer à l’étal/et lui danseur léger/le corps en croix debout sur l’autorail » ; ou encore avec cette insulte à la mort : [...] ordure tu n’auras/que la peau et les os non tu n’auras jamais/nos étreintes ces mots/ [...] certains sonnent déjà chez les vivants les autres/attendent devant nous un jour/vert ensoleille/des carillons perdus au fond des mers ». Dans cette cité d’Ys revisitée, règne l’univers de la surimpression parfois un peu floutée, comme dans ce poème intitulé « Le fantôme du jardin public » : « [...] je viens vers toi lent déformé/ensoleillé par la fenêtre/de nouveau nous parlons nous avons oublié/qui laissa l’autre le premier/l’image ondule encore un peu/puis le vent tire sur l’écran/l’ombre des grands rhododendrons [...] ». Durant le temps de la lecture, on ne quitte guère une salle de projection(s) dont on ne revient pas quand on y songe, même bien après.
Pour autant, l’auteur n’est pas vraiment dupe de son cinéma, qui bien sûr joue avec le nôtre. Il flâne beaucoup d’humour dans ce petit livre : en certaines citations : « avec son vieil Eastman Kodak/à soufflet noir il rit sous le soleil » ; en d’imprévues appositions : « à l’horizon les mots petites barques », « soleil halo mon cinéma » ; ou encore d’étranges aventures : « Quelquefois je traverse/les crânes des chevaux abandonnés dans l’herbe/j’entre par une orbite aussitôt par l’autre œil/on distingue un sous-bois » ... La rencontre qui s’ensuit pourrait avoir été imaginée par André Hardellet. C’est aussi tout un poème qui flirte avec le désespoir : « J’entre chez le coiffeur comme à l’accoutumée/avec le plein cendrier de mon cœur/avec ma tête traversée par cette corde à linge/où pleure une tristesse en forme de blue jean/de tee shirt avachi de chaussette d’enfant [...]/avec les songes des navires/échoués dans mes yeux lourds j’entre le cliquetis/miroitant des ciseaux luit sur les croûtes noires/graisse et pétrole ont maculé la cale/où ma jeunesse est enchaînée [...] » ; cependant, plutôt que de prendre un journal, ce malheureux préfèrera « parler avec les femmes cosmonautes » de ce salon de coiffure, leur demandant « à quand le décollage », ce qui lui vaudra des sourires.
Tous ces poèmes racontent en effet des histoires – un régime narratif du vers un peu disparu de la poésie française contemporaine (sinon ce que tente un Pierre Vinclair) –, des histoires presque ordinaires en somme, mais refondues ou remixées au prisme de l’aventure selon l’esprit doucement cruel, mais jamais ironique, qui caractérise la vision de l’auteur. Parmi ces histoires se murmurent d’ailleurs ici des deuils personnels dont le silence éclot peut-être pour la seule et unique fois : celui du père, en ouverture, celui de telle « femme ancienne/au visage sans yeux déformé par la mer », celui encore, très émouvant du poète ami Yves Barbier, qui est aussi celui de soi, « tandis que l’un vers l’autre nous marchons/[...]/ lui dans mon cœur et moi vers notre mort ».
Luc Richer, Vendanges tardives, Editions Potentille, 2010, 26 p.,
Jean-Nicolas Clamanges
Extrait
Une affiche de la mer
Les épis de béton à demi découverts
s’enfonçaient dans l’écume et moi je regardais
éclairées par l’hiver
sur leurs parois ces traces vertes
vagues rectangles qui semblaient
des vestiges d’affiches
et je me demandais devant quel rêve
j’étais puis j’avisai
une mouette au cou sale
qui s’épouillait non loin sur un débris de bois
elle prit ma parole et dit tu es au monde
je t’en donne mon silence
alors je vis l’hiver aller sans dire
je m’en souviens même les mots
pâle brouillé gourd de froidure
se refusaient seule cette expression
l’hiver sans mots flottait en moi
et les voici de nouveau cette nuit
à l’horizon les mots petites barques
avec dans la distance
cette vague concave et cet homme debout
peint dans la vague tête basse
ce défunt qui s’enroule
comme une affiche de la mer
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