Depuis ses premiers recueils, L’Or du commun (1993), Bouts du monde (1997) et Prendre l’air (2001), l’œuvre d’Yves Leclair, toujours poétiquement subtile au cœur des nombreuses proses rythmées qui deviendront son mode de prédilection, puise profond et avec une sensibilité et une légèreté de touche, dans l’expérience des infinis moments de ce qui traverse sa conscience. Comme cette femme qu’évoque ici Leclair dans la suite Envois en l’air, il est lui-même « troubadour des gouttières » (129), « trouvère de la vie éphémère » (131), celui qui ne cesse ne chanter les soi-disant minima des jours et des années, en explorant les mille et une beautés malgré ce qui peut sembler peser lourdement sur leur faisabilité.
« Il faut naître de nouveau », note Leclair, citant l’évangile de Jean dans l’épigraphe de L’Autre vie, où il reproduit également un passage du Spleen de Paris, Baudelaire y parlant de « cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l‘imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe ». Le poème d’Yves Leclair incarne l’intelligence spirituelle d’une appréciation des incessantes surprises que nous réserve le monde dans son « altérité » qui attend, patiente, riche, à peine perceptible, incalculable, illimitée, exigeant tout simplement notre regard, notre méditation, la caresse d’une certaine forme de l’amour. Le poème devient ainsi le lieu où, de temps en temps, mais sans doute journalièrement, rassembler quelques-uns de ces moments-gestes permettant de pénétrer dans l’inoubliable diversité des phénomènes qui sont : le souvenir, surgissant à Jendouba le 12 avril 1999, d’« une très vieille femme, avec une petite remorque à deux roues, // v[enant] frapper au carreau embué de la cuisine où l’on voyait fumer la soupe » (13); dans une ferme de Cabanes, Valojoulx, en Périgord, août 2010, « la pulpe [d’une prune] jute sous le dard de l’abeille enivrée[, l]a chair verte brill[ant] comme du miel dans la fente de tes lèvres entrouvertes » (25); « l’ermite du Mont parfumé [qui] apprit là-haut loin des roseaux bavards du monde vain, plein du rien et du silence divin, à butiner comme la libellule, les poèmes au fil du fleuve du Tao », écrit le 1er janvier 2015 (51) « en relisant les poèmes de Po Kiu-yi » ; à l’Île aux moines, le 7 août 2010, ces « deux jeunes femmes sur la plage, à l’écart, reviv[a]nt une séquence du paradis d’Ève sans Adam » (73); dans l’église grecque melkite catholique de Saint-Julien-le-Pauvre à Paris, le 23 mars 2013 face à une icône, « et en écoutant l’hymne acathiste (de tradition syrienne) », le sentiment du besoin de « prend[re] tout le temps de ressusciter dans la paille de jonc jaune que lustrent les fesses des anges sur la chaise bancale, dans la dormition de cette vie basse et autre, si haute où tu t’effondres comme un mortel » (81) : chaque poème trouvant sa belle fusion du sacré et du profane.
Si l’humain et le culturel tendent à dominer, les petites choses de la nature ont toujours leur place, prises dans leur étrange et mystique enveloppe. L’œuvre d’Yves Leclair reste toujours, mais implicitement, sans flagrance, ce que Jean-Claude Pinson a nommé le poétosophique, le philopoétique, cherchant, creusant le soubassement invisible de ce que la vie sensorielle nous offre, une délicate et fuyante spiritualité au sein du manifeste. Plonger dans cette « énigmatique intrigue de nos vies » (118) n’implique pas pourtant l’oubli des souffrances, des défis et contradictions de ce qu’observe le poète; en dépit d’un assentiment donné à son pressentiment d’un indicible divin caché au cœur de l’improbable, le poème leclairien garde sa dimension élégiaque, sa conscience d’un « absurde » (36) qui impose une humilité nécessaire face à toute interprétation de l’expérience de ce qui paraît être. « Les poèmes, écrit Leclair le 18 août 1999, à Bunus, ne sont pas des mots vides, mais des lunettes, ton bol de riz, la lune qui veille sur les seuils des maisons » (49).
Un très beau recueil où vibre toute la sensualité d’une existence vêtue d’indicible et d’invisible.
Michaël Bishop
Yves Leclair, L’Autre Vie, Gallimard, 2019, 144 pages, 16 euros.
Extrait
Puissance secrète, poème d’Yves Leclair, L’Autre Vie (52)
Le parfum de l’œillet rose, dans le pot de terre cuite sur la table, est discret.
Sa couleur claque, d’autant, rutile, explose à la vue, saute aux yeux.
Mais, pour humer son essence, pour entrer dans l’autre vie, il faut prendre le temps de s’en approcher, y mettre le nez d’un peu plus près – et s’incliner un peu.
L’esprit, lui, reste infirme devant l’argument floral. Ses hautes idées sont dépassées par la senteur, le sentiment, l’esprit subtil de la fleur,
anéanties par son autre forme d’intelligence – par cette façon tout autre de sentir et d’offrir à ras de terre des miettes de l’autre monde.
Pour H., Fl., A., S., Cl.,
Bagneux,
1er janvier 2015
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