« La musique de Sibelius pénètre en nous, ou nous en elle, avec une telle douceur, comme par une sorte de distillation. Il nous suffit de constater pour l’instant que l’on y entre un peu comme en un club privé, dont les membres partagent des signes de reconnaissance communs : une certaine connivence culturelle, un certain raffinement de l’écoute, une certaine prédisposition tacite et silencieuse à se plier aux méandres de la musique ; toutes qualités obligées, d’ailleurs, sans lesquelles il serait même vain de vouloir entendre ce que le maître tient à nous dire, mais avant tout qu’il tient à dissimuler à la masse du public.
Car nous voilà au point essentiel de ce qui fait l’art de Sibelius : sa haine de l’évidence.
Ayant, par crainte de tout effet facile, de toute vulgarité, de toute séduction gratuite, de toute compromission, élaboré une sorte d’“esthétique du refus” (qui explique que ses phrases se cabrent sur elles-mêmes, s’interrompent, s’automutilent, n’aboutissent point, ou en un autre lieu de l’œuvre – où l’on a tout oublié d’elles – , que son discours est éclaté), il se livre a un travail créateur qui consiste à jouer, en un dialogue qui exige une complicité extrême, avec l’attente de l’auditeur, et à la contourner. Jeu de cache-cache entre ce que le flux naturel du discours musical induirait que l’on entende et ce que l’on va entendre en réalité : c’est dans cette faille infime et évanescente que naît et se développe une des expressions prédominantes du génie de Sibelius. Parfois, la subtilité de son refus est telle que nul autre que Sibelius lui même ne peut la déceler. Il ne joue plus alors avec ce que l’on attend de sa musique, mais avec ce que lui seul craint que l’on en attende. »
Olivier Greif, oliviergreif.com/liens.
La réflexion sur Sibelius est amorcée dans les pages de Journal, Aedam Musicae, 2019, p. 165, notes reprises et amplifiées sur le site consacré à Olivier Greif (1950-2000).
Commentaires