Mary Carruthers : mémoire et création chez les lettrés médiévaux
[S’agissant] d’étudier comment [les médiévaux] voyaient la production d’un texte [avec] tout ce qu’elle devait aux activités de la mémoire [...], il ressort clairement que les termes « oral » et « écrit » sont des catégories inadéquates lorsqu’il s’agit de décrire l’acte même de la composition traditionnelle. Je proposerai plutôt l’expression « composition mémorative », en soulignant son étroite affinité avec les métaphores de la digestion et de la rumination que j’ai examinées au chapitre précédent.
Des exposés pédagogiques comme des pratiques des auteurs eux-mêmes, il appert qu’une grande part du processus de composition littéraire, chez les auteurs chevronnés, était censée se faire mentalement, selon une méthode précise, comportant des postures, des cadres, un équipement et des produits bien à elle. Les brouillons qui en résultaient étaient désignés par différents noms [qui] évoquent tous un stade de composition bien déterminé.
Il y a d’abord l’inventio, enseignée comme un processus purement mental d’exploration de l’inventaire personnel. Elle implique avant tout la remémoration, et réclame des postures et des cadres qui sont également des signaux de meditatio ; de fait, l’invention doit essentiellement être pensée comme une activité de méditation. Son produit est ce qu’on appelle la res, terme [...] qui signifie la « substance » d’une composition ; plus complète que ce que les étudiants modernes entendent par un « canevas », elle devait, selon Quintilien, être suffisamment aboutie pour ne plus nécessiter que des touches finales d’ornementation et de rythme. Autrement dit, la res est une sorte de premier brouillon, voire un ensemble de notes pour la composition [...].
L’étape qui suit l’invention est, au sens restreint, la composition elle-même. Son produit est appelé dictamen ; il peut impliquer des instruments à écrire, mais ce n’est pas obligatoire [...]. Il comporte parfois quantité de versions toutes imparfaites. La compositio recouvre trois activités étroitement liées : la formalisation, consistant à reprendre sa res et à lui donner sa forme finale de pièce composée ; la correction, procédant par ajouts et suppressions, mais aussi comparant et ajustant les révisions pour s’assurer que les mots, en intention et en précision, épousent le mieux possible la res (un remaniement radical de la res à ce stade témoignerait d’une invention défectueuse) ; le polissage, ajustement habile par lequel on rend l’expression frappante et mémorable dans tous ses détails. [...] La compositio se faisait quelquefois sur un jeu de tablettes de cire, ou autre support informel (facile à corriger) [...], mais chez les auteurs mûrs et expérimentés, ce processus, comme l’invention, pouvait aussi rester mental. Quand le dictamen avait atteint une forme satisfaisante, la composition était intégralement notée, de la main d’un scribe, sur une surface permanente comme le parchemin ; ce produit final était l’exemplar soumis au public (la copie au net [...] était généralement soumise à une dernière collation corrective [...] avant que l’exemplar ne soit livré aux copistes). [...]
Ayant esquissé ces différents stades, je voudrais maintenant examiner plus en détail le rapport qu’ils entretiennent avec les procédures de la remémoration entraînée. Au livre X de son Institution oratoire, Quintilien décrit les affres de l’élève inexpert commençant sa composition (au stade de l’invention) : couché sur le dos, les yeux au plafond, il tente d’activer son pouvoir de cogitatio en se parlant tout bas, dans l’espoir que son inventaire mémoriel lui fournira de quoi assembler une composition. [...] Activité de l’animus, de l’âme sensorielle et émotionnelle [...], [la cogitatio] n’est jamais aussi abstraitement rationnelle que ce que suggère le terme moderne ; c’est elle qui fait qu’un agneau, voyant un loup, prend peur et s’enfuit. [...] L’acte d’invention porté par la cogitatio était pensé comme l’acte de combiner ou de « mettre ensemble » dans un seul « lieu » mental, dans une seule image ou structure compositive, les éléments divisés, préalablement classés et indexés dans d’autres loci de mémoire distincts. Le résultat était le produit mental appelé res, modèle de la composition. [...] En pratique, l’invention était un état intensément émotionnel, plus émotionnel que celui que nous associons aujourd’hui à la réflexion. [Par exemple, dans sa Vie d’Anselme, Eadmer évoque ainsi les affres du saint en proie à la composition de son Proslogion] :
[...] d’une part cette réflexion (haec cogitatio) lui ôtait le boire, le manger et le sommeil, et d’autre part, ce qui l’accablait davantage, elle troublait l’attention (gravabat intentioneme ejus) qu’il devait aux matines et au reste du service de Dieu. Prenant conscience de cela, et encore incapable de saisir pleinement ce qu’il cherchait, il estima qu’une réflexion de ce genre (hujus modi cogitationem) était une tentation du diable et il s’efforça de la chasser loin de ses préoccupations (repellere a sua intentione). Mais, plus il peinait, plus cette réflexion le harcelait et toujours davantage. Or voici qu’une nuit, pendant les vigiles nocturnes [...], la chose (res) fut évidente à son intellect et remplit tout son être intérieur d’une joie et d’une jubilation immenses. Estimant donc que cela pouvait plaire aussi à d’autres [...], il décrivit immédiatement (ilico) la chose (rem) sur des tablettes et les confia à des frères du monastère pour les garder soigneusement.
Mary Carruthers, Le Livre de la mémoire – La mémoire dans la culture médiévale (1990), trad. Diane Meur, Macula, 2002, p. 284-292.
(Proposition de Jean-Nicolas Clamanges)
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