Peut-on dire d’un livre qu’il est d’une poésie absolue ? L’esprit critique cherchera quelque discernement dans cette assertion. Toutefois, de fragment en fragment, d’étonnement en étonnement, de perception en séparation, d’intimité en confrontation, les deux livres qui composent l’ouvrage traduit par Philippe di Meo imposent Les Choses Les Gens comme l’aboutissement exemplaire d’une écriture. Le vertige d’une appartenance singulière au monde s’exprime ici dans le moindre propos, la moindre pensée, la moindre parole. Il s’inscrit dans la nature profuse d’un individu, son sentiment complexe devant les êtres et les choses, sa capacité à en saisir les détails, les reliefs, les ambiguïtés ; de même il s’articule en de multiples fragments où l’intensité de la perception égale celle du dire. Les phénomènes les plus divers sont reçus, subis, interprétés, voire mis à distance, en étant toutefois, par leur enregistrement qui dépasse l’annotation, inévitables. Si jours et nuits se succèdent comme une temporalité évidente, soulignant les contrastes qui permettent de distinguer, d’avancer et de faire apparaître, Les Choses comme Les Gens (n’oublions pas un autre volume en amont de ce double ouvrage : Les Bêtes, aux éditions Corti) sont chacun une suite d’intimes et brèves traversées de l’espace ; une confrontation étonnée devant le visage des saisons, une entrée dans le secret des demeures, le surgissement de l’humain pour Les Choses, avant un catalogue plus âpre, entre ironie et violence, des êtres humains pour Les Gens. Se prononce dans ces pages une vision d’un monde qui alterne entre le quotidien et des glissements vers l’Éternel ; la fréquentation de ses semblables par Federigo Tozzi n’établit aucune entente, les figures parfois des proches, épouse comme famille, ne permettent pas une attache franche à la réalité. Il n’y a pas de toute façon de réalité pour Federigo Tozzi avec laquelle lui ou son lecteur pourraient cheminer. Moins qu’un surgissement, qu’une primauté de la surprise comme rupture du quotidien à même de donner à partager un sentiment du monde, l’écriture de Tozzi est profondément poétique dans son sens étymologique, c’est une fabrication en cours sans cesse déjouée, jamais établie dans l’évidence, la continuité. Tout fragment oscille entre le vu et l’écrit, le supposé et le pensé, l’éprouvé et le médité. Les Choses alterne ainsi entre l’impossibilité d’une durée de l’instant et le constat de son poids, parfois de son immuabilité. Tozzi crée un registre d’écriture non pas hors du temps, mais dans les boucles du temps : si tout événement possède sa poésie en soi, il ne s’agit pas d’un éveil ; prédominent en lui des puissances d’enfermement, de renoncement, égarant les sens vers des rives sans clarté. Tout confort est éconduit ; les conditions d’existence de l’auteur poussent la langue poétique dans ses retranchements, la dévient du poème en prose sans l’abstraire pour autant, malmènent la notion de forme puisque tous ces fragments s’avèrent dissemblables, enjoints dans des propos contraires, des perspectives multiples, quitte à devenir impasses ou chutes. Même la naïveté d’une appartenance poétique au monde où tout serait enclin à la révélation, aux charmes de la présence, est soumise à des sursauts, des déviations, des déviances (fragment [58]) : « J’étais moi-même le printemps, parce qu’à la fin de mes journées, j’avais vécu comme mes champs, comme mes collines. // La poussière elle-même m’était douce ; et je mangeais des fruits sans les laver. // Tandis que les nuages, qui n’en finissaient jamais de passer, étaient de cendre. » Les fragments de Tozzi embrassent la conscience d’un individu à même d’écrire pour lequel il importe déjà de traverser l’espace, de l’accepter comme d’en être accepté. Ce qui se manifeste de divers devient pour lui diffus ; une tenue des contraires opère ; elle change l’admiration en une adresse violente à soi, déséquilibre la marche, défait en son cœur même le fragment, en corrompt la sensualité, et d’une certaine manière les « acquis ». Une forme d’attaque sourde agit sans cesse dans les fragments des Choses, malgré l’apparence d’une foi religieuse ; un principe de destruction refuse le contentement comme la plénitude, non d’un point de vue moral, plutôt parce que l’écrivain est traversé d’irréalisable, de brièvetés, de lueurs, à l’image du fragment [132] : « Il est des journées de notre jeunesse au cours desquelles nous sentons une déception indéfinissable ; comme lorsque nous nous trouvons quelque part et que nous nous demandons pourquoi nous y sommes venus. Il nous semble que tous nous ont trompés et que personne ne nous aime. Alors, nous croyons que seuls les autres sont heureux et contents. Il nous arrive de nous arrêter devant une maison, possédant une fenêtre basse depuis laquelle nous pouvons apercevoir quelqu’un dans une pièce. Mais nous sentons que nous ne pouvons pas dormir comme les autres ; que nous n’avons rien à dire quand les autres parlent. » Lorsque l’on songe que Tozzi (1898-1920) est contemporain de Walser, quoique décédé bien avant lui, et qu’il laisse comme lui des proses publiées tardivement de manière posthume, on mesure l’importance de cette écriture qui, bien que passée par le roman, accorde à l’impossibilité de la durée, à la vérité du bref et du diffus, une force évidente. Les Gens constitue un versant différent, qui poursuit les brièvetés hagardes du premier volume, mais signent avec plus de dureté des portraits, des scènes, dont les figures viennent à déplaire, sinon être vues dans leur sournoiserie, leur égoïsme, leur affreuse solitude. Certains fragments de la fin du livre accélèrent le ton de l’écriture, avec, dans la même temporalité historique, des obsessions propres au Journal ou fragments de Kafka (fragment [69]) : « Je pénétrais dans sa chambre lorsque j’étais sûr qu’elle ne pourrait pas me surprendre. Je regardais longuement sa chambre de long en large, dont je connaissais très bien le moindre objet. » Et c’est bien en se tenant au seuil que cette prose fascine par sa retenue brusque, son regard dru, qu’elle nous trouble par ses méditations soudaines, à deux pas d’un étonnement, ou d’un portrait d’une coupe plutôt tranchante : « Nous ne sommes pas maîtres de vivre autant que nous le voulons. Notre mémoire elle-même est involontaire. » Là où la lettre au père est gardée par devers soi chez Kafka, que la postérité rend lisible à tous ce qui devait être adressé à un seul, la mort de la mère chez Tozzi constitue un événement majeur, affirmé, avec sa lente déroute, son amertume. L’écriture devient ici une capacité à graver à la manière noire ses semblables, changer une suite de fragments en un album de scène goyesques, pour ensuite s’affirmer dans des silences, des entêtements où l’existence de soi ne se prouve que par le rejet des autres, et leur trahison pressentie. À la marge d’autrui, à la marge de soi, Les Gens de Tozzi semble être à la ville ce que Les Choses racontent par à-coups à la campagne : une double appartenance au monde, un double visage, une existence de biais, une écriture biseautée. Fragment 44 : « Ma demeure est partout où je suis : une rue, une place, un théâtre, un café, une plaine. // Lorsque je m’approche pour la première fois d’un individu, je m’ennuie aussitôt parce que j’y reconnais les signes habituels d’une vielle amitié ; qui est toujours la même. Mais ne m’est-il pas possible de trouver un individu qui n’ait pas existé avant qu’il ne fasse connaissance avec moi ? Je voudrais cette virginité absolue. » Un individu, quelqu’un, une personne : cette neutralité de l’autre est la condition d’une virginité à jamais perdue ; le neutre supprime ici l’image d’une différence ; l’absence s’inscrit dans la description des choses et des gens ; une face aveugle fixe l’écrivain et demande à exister dans la prose comme à annuler en lui son désir de différence, d’expérience. Et pourtant, dans ce nulle part de Sienne et de ses environs, des images subsistent, des crayonnés se donnent à voir, deviennent perceptibles, sensibles, comme le dessin exact de qui s’efface.
Marc Blanchet
Federigo Tozzi, Les Choses Les Gens, traduit de l’italien par Philippe di Meo, Éditions La Baconnière, 205 p., 19 €
Les Choses, p. 78
« [125]
Que de joie me procure ce rayon de soleil ouvert sur le papier blanc de ma table ! Le regardant, il semble que tous les livres alentour veuillent en être. Et j’aime ce rayon qui tremblote, au fur et à mesure qu’il se rétrécit.
Il semblerait que mes souvenirs aussi en soient transpercés ; mes souvenirs que je ne regrette pas, même s’ils me fendent le cœur. »
Les Gens, p. 178
« [48]
Tu dois garder le silence ; mais, si je te regarde, je dois croire que tu parles ».
On peut aussi consulter d’autres extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao de ce vendredi 22 novembre 2019
Commentaires