C’est parce qu’elle nous désoriente que la poésie peut nous émouvoir. Non que sa modernité doive s’inscrire dans un discours dont la pratique du vers devrait répondre, mais parce que l’écriture d’un individu se charge d’une vérité qui donne à sa poésie toute sa puissance. Les poèmes de Rocailles du danois et féroïen Tóroddur Poulsen portent en chacun d’eux la marque évidente d’un rapport aux choses comme ils sont les émanations d’un être, d’une nature. Le terme double de nature entre ici en résonance avec les manifestations de la vie naturelle ; les poèmes de Rocailles sont les lieux de récolte ou de confrontation avec une Nature incarnée dans ces pages par la dureté des pierres, également par celle d’un corps mis à l’épreuve dans sa manière de percevoir, de penser. Sans cesse Tóroddur Poulsen déplace le curseur de ce qui permettrait de créer le poème comme un fait établi, une sensation cohérente, une conception claire du monde. Lire cette poésie c’est accepter autant des déplacements physiques qu’une lecture de l’espace qui ne procède ni par horizontalité ni par verticalité, ni par replis, ni par flagrances, mais par des attentions, des détails, des écarts – une expérience. Comment qualifier cette parole mêlée à la narration d’un être ? Elle ne nous installe dans aucun confort, ne se prête à aucune lisibilité distincte. Elle est à la fois simple et entêtée, généreuse et intérieure ; elle nomme des repères, crée des endroits pour s’installer mais dans son mouvement vif elle se défausse, va voir ailleurs si en effet elle pourrait y être. S’il y a en elle quelques sourires, domine d’abord une âpreté étrange, aussi soudaine que fraternelle. Cette écriture s’allie à des sensations en témoignant d’une appartenance de l’homme à plus vaste que lui ; elle le fait toutefois en resserrant la vue sur des matières qui deviennent des phénomènes, s’éprouvent comme des profondeurs ou se traversent comme des légèretés. Son originalité, puisqu’il faut le dire ainsi, ne signifie pas une bizarrerie continue. La poésie de Poulsen est surtout habitée par une traversée de l’espace où se conjuguent appréhension et expérimentation, nominations et impressions. « j’ai le mal de mer / et les noms / et les versets / s’effacent / des fausses pierres / dans mes veines / lorsqu’ils essaient / de pénétrer / dans mes cellules / pour que je puisse / devenir dépendant d’eux / ces anonymes / et ils se font valoir / dans la dernière fièvre ». Corps intelligible, corps en quête d’intelligibilité : le poème est ici le lieu d’action, de réaction, d’un rapport aux choses, qui doit lui permettre de s’épurer comme d’accueillir. Il est la cristallisation verbale, jamais définitive, d’une manière d’éprouver la réalité ; il a la vérité d’un épuisement ; il est aussi régénération, des sens comme des cellules. Il invite à sentir, par sa matière, ses matières, la véracité du monde. Une conscience est à l’œuvre : celle d’écrire et de n’être pas dépossédée de cette faculté aigüe de savoir mettre en mots ce qui se donne d’abord dans le flux complexe des sensations. Rocailles est une poésie du palpable et de la palpitation. Si elle ne cherche pas le rituel, elle propose néanmoins d’entrer dans la pierre, par des trous, des creux, des tailles, quoiqu’elle peut délaisser cette activité inscrite dans la marche, chercher, trouver, une sorte de parole cachée dans le monde, une prononciation secrète des choses, que notre existence effleure, mais qui peut se vivre, se ressentir, si nous tâchons d’en avoir une tentation vraie, non pour le triomphe du sens, la puissance de la raison, plutôt pour créer une relation à travers la pierre, et la mobilité de ce qui l’entoure, ou est inscrite en elle : « dans toutes les pierres / vit un mot / qui croit / être une pierre // cela n’est pas aussi étrange que / dans chaque grain de sable / vit une goutte de pluie / qui est un grain de sable // mais je n’ai encore jamais / entendu parler d’un cœur / qui avait en soi un dieu / et qu’il pensait qu’il était un cœur // et si le dieu / avait eu un cœur / avec un dieu dedans / qui avait un cœur / avec un dieu dedans etc. // alors il serait mis à rouler. » Le monde de Poulsen, du moins celui que cette première traduction à ma connaissance nous permet d’appréhender, possède en lui la force des évidences et le désir d’en partager la nudité sans jamais oublier le mystère qui la fonde. Voilant, dévoilant, nommant ou plongeant les choses dans leur absence, Poulsen cherche à progresser dans l’espace en défaisant nos certitudes. Si l’articulation d’une pensée à même de déchiffrer les manifestations sensibles des pierres se prononce ici, elle sait éconduire les raisonnements pour être à la fois magie de la perception et magie de l’inscription. Sans perdre de vue que la prétention d’un déchiffrement, d’un usage des choses à même de nous satisfaire, a ses retournements, ses envers ; ce que l’homme récupère à l’insu des choses matérielles, minérales, concrètes et pesantes, et, dans la même « doublure », ce qu’il subtilise à l’ombre ou l’invisible, peut être recouvert du rire du « grand malaxeur » « avec des larmes d’asphalte calligraphiées. » Il s’agit bien pour un lecteur engagé dans cet espace d’accepter une somme de métamorphoses qui sont celles de la Nature, celles du corps et du langage, et par là-même de voir le poème comme une forme extraite du monde ; le poème cette vivante matière à métamorphoses qui nous fait apprécier la vie dans des navettes subtiles, étant regard comme outil, matières comme évanescences, poids comme pensées. Dans un espace de chutes et de verticalité, Tóroddur Poulsen fabrique ses formes singulières, poèmes qui se donnent à lire entre l’éparpillement du sacré et l’émerveillement du profane, à la recherche d’une conscience intérieure qui puisse exclure les faux prophètes et faire de soi le pilier d’une existence à l’épreuve d’autrui.
Marc Blanchet
Tóroddur Poulsen, Rocailles, traduit du danois et féroïen par Christel Pedersen et Sylvain Doerler, Harpo &, 2019, non paginé, 22 €
Deux poèmes extraits de Rocailles
le prophète en pleurs
a bu tout le lait
afin de mieux pouvoir
aller dans le monde
et faire de tous les peuples
des pleureuses
qui ont rempli les sabliers
avec des dents de lait broyées
et maintenant une vieille odeur demeure
assise sur une pierre douce
devant le feu blanc
et dit qu’elle comprend tout ce
qui concerne l’air
*
la terre
avale
le sommeil
le lièvre
échappe aux
ponctuations
je me recharge
de lettres
et me réveille
les dents mouillées
et mon visage
a pris racine
dans le chiffon du tableau noir
qui effaçait
la question
du tableau noir
la mort
était-elle aussi brève
que la vie
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