Wozu des revues ?
Je parodie la célèbre question (Wozu Dichter in dürftiger Zeit) dont on connaît la fortune (même si on l’a oubliée). Pourquoi des revues, pourquoi « encore » des revues ? La réponse est dans la parution, car comme la rose la revue est sans pourquoi. Et c’est peut-être à condition d’être sans pourquoi qu’elle a des chances de toucher à quelque chose qui touche à la vérité. À une vérité. À une vérité politique notamment. Ce n’est pas en se posant en justicier ou en militant que l’on peut ébranler quelque chose de ce registre dans la conscience, justement parce que cette posture fait comme si on pouvait s’adresser impunément à des êtres conscients et responsables, qui au vu de ce qu’on leur adresse seraient susceptibles de « prendre position ». Des consommateurs en somme. Non, ce qu’il faut plutôt, c’est tester des voies et des voix duplices. Duplice, ce n’est pas complice (de l’ordre établi ou de son inverse apparent).
Cela, il me semble que SENNA HOY, « une revue de poésie en anglais et en français, publiée par Luc Bénazet et Jackqueline Frost », dont le numéro 1 est sorti en décembre de l’année dernière, l’a compris et en joue. C’est un bien joli objet, comme on dit, bien imprimé en noir et avec un peu de rouge (en couverture), dans un petit format qui a l’air bien sage. A l’air. Pas sage du tout, en fait. Ça me fait penser un tout petit peu au clip d’Angèle, « oui ou non » (vous l’avez vu ?), en plus subtil bien sûr et avec une autre visée. Que veut, que fait la poésie ? Elle bouge quelque chose dans le langage, dans la convention à laquelle les êtres parlants obéissent pour se comprendre, pour échanger, soit disant. Je dirais ça, d’abord. Et aussi que l’émotion qu’elle crée n’est pas d’ordre sentimental, ça c’est bien fini (ou pas, d’ailleurs). De l’affect et du sens, il y en a toujours, mais pas « en se payant de mots ». Ici, on fait de la poésie un peu à coups de marteau, même si le marteau n’est pas forcément en acier inoxydable. Peut-être plus en caoutchouc dur, et ça peut faire mal quand même.
Alors pour dire quelques mots des textes qui sont dans ce n° 1 (Christina Chalmers, Nat Raha, Victoria Xardel, avec les traductions vice-versa des deux maîtres de la revue, mais attention ce n’est pas une revue bilingue, tous les textes sont uniques : faux miroir), je reprends en ajoutant un peu ce que j’ai écrit à Luc Bénazet sur Messenger :
(j’oubliais : l’ordre de présentation fait comme un Rorschach, un dessin plié par le milieu instaurant une symétrie ; c’est Victoria Xardel qui ouvre la marche et la ferme)
Il y a des choses qui me plaisent beaucoup, des éclats :
dans le premier texte « you feign surviving the miserable talk of those who had so wanted to be modern » ;
dans le deuxième « la haine de classe est comme des symboles à flou de la révolte morte » : c’est très beau et bizarre et lucide et comme bancal ;
dans le troisième (de Nat Raha), le noyau du Rorschach, partiellement traduit en français par LB, « dentelle jolie nous femmes divines, pas ici pour disséquer vos abus » et « avons été le vol aux yeux [pieds-]de-biche » ;
dans le quatrième « In the night wake the simmering water touches them in the shape of lovers, as though this were novel » ;
dans le cinquième « Après avoir châtré une écrevisse, je lui envie sa dextérité à mourir » et « Ton goût pour le désordre n’est qu’une autre forme de maîtrise ».
J’aime l’accentuation sur le mot « fascistes », car il y a du fascisme. Ce qui serait le contraire de fascisme, de fasciste, je ne sais pas et je suis triste en y pensant. Il n’y a peut-être même pas « artiste » (même surtout pas), les artistes peuvent être de satanés collabos. Non, je dirais plus volontiers : les artisans. Je trouve que l’artisanat c’est ce qui est le plus proche du corps, et ce qui est du corps ne ment pas. « But give me a body » (Victoria Xardel). Un corps organique et parlant et animé de gestes, mais pas trop parlant svp, un corps qui produit, qui fait des choses, qui est efficace, qui est pratique (« la poésie doit avoir pour but la vérité pratique », Éluard). Voilà un peu ce que je sens par fulgurances en lisant cette revue.
Éric Houser
Référence :
SENNA HOY (Luc Bénazet et Jackqueline Frost), n° 1 décembre 2019,
4 numéros par an, un numéro 4 €, abonnement de soutien 20 €, correspondance 15 rue Myrha 75018 Paris.
(1) Senna Hoy est le pseudonyme de Johannes Holzmann (1882-1914), écrivain allemand anarchiste, communiste et libertaire, partisan de l’amour libre, qui a notamment lutté contre la criminalisation de l’homosexualité. Il a vécu les sept dernières années de sa vie en prison, et a subi la torture. L’hebdomadaire qu’il publie dès 1902, Der Kampf, a été diffusé à 10 000 exemplaires en 1903. En 1903 également, il a publié avec Adolf Brand un essai intitulé Le troisième sexe. Else Lasker-Schüler, poète qui était amoureuse de lui, a essayé d’obtenir sa libération, mais il est mort peu de temps après.
Commentaires