Le Spatialisme en action
Les éditions L’herbe qui tremble poursuivent leurs publications d’œuvres et de documents indispensables pour la découverte d’un pan majeur de la poésie du XXe siècle, le Spatialisme, autour du travail de Pierre et d’Ilse Garnier. Après les deux remarquables volumes de leurs échanges avec des poètes japonais, voici leur correspondance avec le poète de RDA Carlfriedrich Claus (1930-1998). Pierre Garnier (1928-2014) et Ilse (née en 1927) voulaient réunir les poètes de diverses « avant-gardes » (poésies concrètes, objectives, phoniques, phonétiques, visuelles…) du monde entier au moyen de la revue Les Lettres publiée par les éditions André Silvaire et de nombreuses rencontres et expositions.
Pierre Garnier, comme il l’explique dans son préambule, a souvent et parfois longuement séjourné en Allemagne à partir de 1946. Il y a rencontré Ilse (en 1950) ainsi que de nombreux poètes. À partir de 1954, il séjourne régulièrement en RDA où il fait la connaissance de Carlfriedrich Claus en 1963.
Leur correspondance ici rassemblée court de cette année jusqu’en 1998, année de la mort du poète allemand. On y suit l’histoire d’une forte amitié et le développement de leurs projets confrontés à diverses vicissitudes, comme la censure en RDA.
Au-delà des différences, les trois poètes regardent dans la même direction. Pierre Garnier évoque ainsi « le grave problème de la séparation en deux de la langue : la langue visuelle foncièrement différente de la langue parlée et audible, dans le temps et dans l’espace – en fait tout notre mouvement consiste à mettre la langue en activité, dans toutes ses dimensions, granuleuses, explosives, statiques. » Ils se proclament « les primitifs de l’époque cosmique et fonctionnelle de l’humanité ». Ils condamnent fermement, en humanistes, « l’art permutationnel, statistique et mécanique ».
Le livre, de grand format, inclut de nombreuses œuvres spatialistes. En fac-similé, trois réalisations sur papier calque de Carlfriedrich Claus, à lire des deux côtés, y sont insérées. On y trouve également plusieurs recueils des trois poètes reproduits intégralement.
On connaît la géométrie du spatialisme. Des formes simples et élémentaires, cercles, carrés, habitées par un mot. Par exemple, dans Les jardins de l’enfance d’Ilse, ouvrage dédié à Carlfriedrich Claus, un mot vient occuper la forme : dans le poème « Le jardin triste », il manque le « i » à « pierre » (pierre du jardin ou prénom du poète). Ailleurs, au contraire, l’accent circonflexe du nom « rêve » est double alors que la voyelle a disparu. C’est dans l’espace blanc de la page que la réflexion ou l’imagination glissent, suscitant des images et des interrogations. On cherche ce qui manque dans le cadre dessiné : pour le « i », le point est tombé plus bas dans le rectangle. Est-ce une graine dans le jardin d’enfance ? Une amorce pour le cercle du monde ou pour le soleil si présent dans les poèmes spatialistes d’Ilse et Pierre Garnier ? En tout cas, cette dérogation, apparemment très simple, n’épuise pas le sens. Au contraire, elle joue un rôle propulseur générant de simples échappées visuelles comme une interrogation métaphysique. Informulée, elle n’en est que plus forte et laisse le lecteur agir. À sa guise. Cette poésie libre, sensitive et intelligente, s’offre confiante.
Le livre reproduit également un recueil spatialiste en allemand de Pierre Garnier : Ein Büchlein für Carlfriedrich, réalisé en 1998, année de la mort du poète allemand. Du cimetière d’Annaberg parcouru par les trois poètes en 1964, Pierre Garnier retient trois simples croix sur des tombes rouges. Les mots qui accompagnent le dessin (ou les signes) indiquent « Souvenir du cimetière d’Annaberg », mais aussi « Souvenir d’un petit port et de trois bateaux ». Le cadre rectangulaire fixe est démenti par le vert et la couleur de la croix violet clair reposant sur un socle rouge. Le triangle est ouvert, l’horizon redéfini par ces trois pôles qui obligent à n’en choisir aucun. « [L]e moi lyrique est seul mais solidaire », écrit dans une lettre Pierre Garnier.
Ce dernier voit dans les œuvres de son ami des « paysages-pensée et des paysages-mémoire », une structuration de l’espace dans lequel se tissent des relations mouvantes et toujours dynamiques. Ainsi Claus représente-t-il p.83 le tissu spatial nourri des ondes qui le parcourent. Poème apparemment illisible car la calligraphie ne semble pas reproduire une langue connue, il s’agit pourtant bien d’un poème, non d’une peinture. On l’éprouve en observant le noyau du texte dont émanent des lignes courtes et courbes, des lettres, si l’on considère que signifie ce réseau foisonnant d’interactions.
Les mots utilisés par Pierre Garnier pour qualifier le travail de son ami Carlfriedrich pourraient bien convenir aux œuvres des trois poètes ici réunis par la volonté du poète picard qui en avaient préparé l’édition, mais aussi de Violette, fille de Pierre et Ilse : l’énergie transmise par ces poèmes a un « étrange pouvoir incantatoire et envoûtant ».
Isabelle Lévesque
Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres. Choix de lettres, traduction, notes, édition établie sous la direction de Violette Garnier. L’herbe qui tremble, 2019, 396 p., 35 €
https://lherbequitremble.fr/
Extraits :
Ilse Garnier : « le jardin triste », p.27
Les jardins de l’enfance, Pour Carlfriedrich
© Éditions L’herbe qui tremble – Tous droits réservésPierre Garnier : « Souvenir d’un petit port et de trois bateaux » p.51
Ein Büchlein für Carlfriedrich (1998)
© Éditions L’herbe qui tremble – Tous droits réservésCarlfriedrich Claus : Poetische Syntax in Relation zu Prosa (1954) p.83
© Éditions L’herbe qui tremble – Tous droits réservés
Lettres :
8 février 1964 - Lettre de Carlfriedrich Claus, p.110
Merci de tout cœur pour ta bonne lettre. C’est samedi soir. Dehors il y a du brouillard, la neige tombe à gros flocons et je me sens bien dans ton poème visuel : « Février », sous la neige marchant sur terre et dans le champ d’étoiles de son cortex. Je sens le soleil dans mes mains, odeur de citron et d’orange, je vois des chasubles, des architectures au travers desquelles flottent les nuages ardents. Comme dans « un vertige de possibles » – pensant à Óndra Lysohorsky – je suis dans ton espace visible, gustatif, audible, odorant, parfumé, venu des nouveaux corps de février, odeur de rosée, huttes.
Et là coulent les particules de ton mot traduit, le Soleil . Excitante – c’est ce que j’éprouve toujours à nouveau – cette manière de laisser briller cette constellation dynamique SOLEIL autour et au-dessus des corps de mots français éclatants et enflammés – ou de la maintenir au centre de l’espace cosmique qui sonne silencieux et qui s’ouvre de temps à autre après une intense réflexion sur le langage.
Combien d’ondulations différentes autour de nous – oui, mon cher Pierre – nous sommes allés par combien de chemins, quelle toile de chemins en nous – et toujours devant nous le feu rouge de l’étoile avec des lettres, dont le sens reste inépuisable. Mais, de façon déprimante, si souvent recouvert de la fumée épaisse des défaillances, des actes manqués, du dilettantisme psychologique, de la léthargie de ceux qui gèrent le pouvoir.
*
9 mars 1964 - Lettre de Pierre Garnier, p.126
Pour l’instant, je poursuis mes travaux théoriques – je ne crée presque jamais rien en hiver – théorie exceptée. Mais le printemps va bientôt être là, et avec lui la force, la vigueur. Ah, comme je suis réglé sur cette terre – comme je réagis suivant les mouvements telluriques. C’est pour cela, vois-tu, que je suis si près de toi – et si loin de toute poésie mécanique, statistique, permutationnelle etc... – étant centré sur la vie et sachant que nos syllabes, que les corpuscules linguistiques, que tes paysages sont bien de la vie. Certains me disent : il n’y a pas de pensée dans la poésie nouvelle !! Alors que leur faut-il ? Les mots, les syllabes, les cellules de la langue, est-ce que cela n’est pas de la pensée !!?
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