Dans la forêt des jours*
Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018
Dans la forêt des jours, 6
14 octobre 2019 — Matinée inondée de soleil. Mon grand sapin n’en finit pas d’agoniser avec élégance et beauté. Branche après branche, il se dénude lentement. Telles des bannières déchiquetées, pendent les derniers lambeaux du feuillage. La lumière envahit tout. Il semble désormais que la seule fonction de cet arbre soit de livrer son squelette, — échelle dressée dans le vide pour escalader le ciel. Puisse-t-il m’aider à grimper à sa suite vers l’invisible !
Du livre de maximes bernanosiennes que Gérard Bocholier a publié récemment[1], je relève celle-ci qui semble si justement lui correspondre : « Soyez fidèle aux poètes, restez fidèle à l’enfance ! Ne devenez jamais une grande personne ! »
20 octobre 2019 — Dîné à la maison, hier soir, avec Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, mes éditeurs qui sont aussi mes amis.
A un moment de la soirée Jean-Yves s’étonne que je n’écrive pas davantage sur mon expérience de psychanalyste. Pourquoi suis-je si réticent à répondre à ce genre de sollicitation ? C’est comme si elle menaçait je ne sais quel équilibre péniblement acquis. Je me protège comme je le faisais déjà à l’époque de mon sacerdoce, quand on m’interrogeait sur ce que j’éprouvais en l’exerçant. Je ne sais quelle pudeur absurde m’empêche de répondre.
La psychanalyse est une expérience vécue à huis-clos. Chaque nouveau patient est un taureau blessé qui rentre dans l’arène. Le matador l’observe de loin, imagine la suite du combat. Puis le jeu de passes commence… La métaphore est certes absurde, mais je la livre pour ce qu’elle dévoile de l’appréhension et de l’excitation mêlées que je ressens au début d’une cure. Cela s’accompagne d’un sentiment d’indignité et presque d’imposture, au moment d’entamer le processus qui va jeter un inconnu dans un combat pour la vérité, dont j’ignore avec lui l’âpreté et les difficultés à venir. Comment ne pas se sentir dépassé par un tel enjeu ? Ce métier m’aura fait prendre conscience de mon impuissance, tout en me découvrant la puissance de la parole. Récemment, n’ayant pu retenir mon agacement, mon patient, saisissant la balle au bond pour exprimer son agressivité, releva ma sottise. Je me contentai de lui répondre qu’il avait raison, qu’il pouvait m’arriver de me tromper et que l’infaillibilité n’appartenait pas plus au psychanalyste qu’à quiconque. Cette simple remise en cause de la toute -puissance que le patient prête au Grand Autre à qui il s’adresse, eut un effet interprétatif qui me surprit. Par un effet de rebond, celui qui voulait me blesser se mit à interroger son propre désir d’invulnérabilité et en vint très vite à dénoncer la posture, que d’autres appellent le « faux-self », où il s’était enfermé depuis l’enfance. Maintenir depuis toujours cette attitude orgueilleuse et défensive avait ruiné sa vie. Au moment de questionner son propre désir de devenir psychanalyste, il découvrait la vacuité de son désir de prestance. Je prends cet exemple au hasard pour souligner que le non-savoir de l’analyste doit précéder la fonction qu’on attend de lui. La suffisance, la certitude, brouillent notre écoute. J’ai le sentiment après quarante-cinq ans de travail, d’en savoir moins qu’au début. Certains patients piétinent longuement, d’autres avancent à bride abattue, est-ce en fonction de moi ou d’autre chose ? Je me pose souvent ce genre de question. Il est vrai que certains types de névrose sont plus ouvertes à l’inconscient que d’autres. Les défenses ne sont pas les mêmes. Il est des discours qui ouvrent et d’autres qui ne cessent de colmater la faille prête à céder. Au psychanalyste il est demandé d’être disponible, d’assumer de son mieux « l’horreur de son acte », comme le désignait Lacan. Que faut-il entendre par là, sinon la reconnaissance presque sacrilège d’occuper la place vide du Grand Autre, auquel tout discours de vérité s’adresse. Combien de fois, après des journées occupées à tenir cette place, ne me suis-je pas retrouvé seul et désemparé, réclamant à mon tour le secours d’une oreille secourable à ma pauvreté et à ma plainte. Parler de l’analyse m’est probablement difficile parce qu’il s’agit de ne pas surenchérir sur l’imaginaire de ceux qui attendent des révélations surprenantes. On n’est analyste qu’à partir de sa propre misère, longuement déployée sur un autre divan. Faut-il dire que c’est la seule vraie condition à ce travail ? Je le pense profondément. On ne peut écouter les autres qu’après avoir dépisté chez soi les ravages causés par de mauvaises ou trop rapides réponses. Faire ce travail c’est dénoncer le semblant. Ceux qui nous questionnent ignorent notre pauvreté, veulent se rassurer de réponses précises, ignorent tout du long voyage accompagné, où se risquent ensemble analyste et analysé, enlisés le plus souvent, emportés parfois par l’éclair qui fait rupture dans le discours.
Faut-il ajouter que si l’analyste peut avoir « horreur de son acte », c’est aussi à cause de la destitution subjective qu’il exige de lui-même. Assumer d’occuper le lieu de l’Autre, c’est renoncer à l’échange ordinaire entre les hommes, lorsque affects, séduction, projections imaginaires occupent la scène. Rompre avec tout cela implique un renoncement et une ascèse certaines. Il s’agit de rendre toute sa place au travail de symbolisation en se laissant malmener au gré de la parole du patient qui, s’il vous porte parfois sur les cimes de son amour ou de sa haine, finira à la fin par vous rejeter comme un déchet inutile. Vient toujours le moment de conclure et de se séparer. Comme le pensait Dolto, le mieux qui puisse arriver à un patient c’est d’oublier son analyste, pour ne garder que l’acquis d’un travail qui, l’ayant délivré un tant soit peu de ses entraves imaginaires, lui permet d’accéder à plus de liberté.
Voilà ce que j’aurais voulu répondre hier soir à ceux qui me questionnaient. J’ai bien conscience d'effleurer seulement le sujet. Peut-on comprendre qu’au soir de sa vie un analyste puisse lui aussi aspirer à être délivré du rôle qu’il a accepté de jouer. Vient le temps de rêver, d’écouter la musique, de laisser s’enfuir les nuages, de moins questionner, de renoncer à savoir, d’aimer avec maladresse, de se préparer à tout abandonner.
21 octobre 2019 — Longue déambulation avec Renaud dans les rues de Paris. Plaisir de longer la Seine, malgré le vacarme et la pollution de l’air. Quai Voltaire, à la vitrine d’un antiquaire, une belle Vierge romane du 12ème siècle retient notre attention et nous entrons. Une charmante employée nous explique qu’on l’a retrouvée récemment dans une grange abandonnée. Telle qu’elle, rongée par l’humidité, ayant perdu la moitié du menton, son fils adolescent sévère planté sur ses genoux, elle garde l’aura d’une douceur pleine de gravité et contemple sans s’émouvoir la circulation. On imagine sa provenance au fond d’une campagne recluse, sa longue veille dans une petite église, les fêtes du mois de mai où on la tirait de l’ombre pour lui faire parcourir les ruelles et les labours. On imagine les familles agenouillées sur son passage, peut-être un violoneux pour faire danser le cortège… Par pure curiosité, j’en demande le prix. Notre hôtesse semble réfléchir un instant, tourne les pages d’un registre comptable et nous annonce sans sourciller : un million cinq cent mille euros ! Combien a reçu l’heureux paysan qui l’a découverte ? Qu’en penserait l’artiste anonyme qui, un jour, dont nul n’a gardé la mémoire, entreprit de tailler amoureusement un billot de bois pour faire pénétrer la tendresse d’un sourire dans la rudesse de son quotidien. Rescapée du temps, des guerres, de combien de suppliques et d’outrages, cette reine en pauvreté promue au rang du veau d’or, attend résignée son futur adorateur et sa relégation derrière des portes blindées. On nous raccompagne aimablement. Je me retourne encore. Elle poursuit son rêve derrière la vitre. Le flot des voitures fait trembler la chaussée. Je lui lance, de loin, un baiser.
Au Luxembourg, la lumière qui filtre entre les nuages caresse les parterres fleuris. Asters et cosmos explosent en gerbes multicolores. Renaud ferme les yeux en s’offrant au soleil. Je regarde trois enfants jouer sur la pelouse. Une musulmane voilée les surveille et intervient quand les coups commencent à pleuvoir. « C’est pour rire ! » crie le plus grand et les autres surenchérissent. Elle retourne à son banc. La bagarre recommence. Les jolis habits risquent de se salir. On est dans un quartier très bourgeois. Les domestiques, musulmanes ou pas, devront rendre des comptes en entrant. Excédée, celle-ci ramène auprès d’elle le meneur de la bande. Et chacun retourne bouder dans son coin.
Pourquoi écrire ces choses ? Pour le plaisir de faire durer le bonheur d’une rencontre. Sur la passerelle des Beaux-Arts, une chinoise, l’air concentré, peint à l’aquarelle les contours de la Cité. Je fais de même en essayant de retenir le sourire d’une statue millénaire, les jeux des enfants, la lumière qui s’attarde sur le visage apaisé de Renaud. Jamais assez de fleurs pour rendre hommage à la vie !
22 octobre 2019 — Dans le métro de grandes affiches dévoilent un ciel lumineux parcouru de légers nuages ; invitation à se perdre dans une contemplation peu familière en ces tunnels tapageurs. Une légende annonce « parce que certains voyages comptent plus que les autres » suivi du nom de cette étrange agence : Ad vitam. A qui rêvait d’escapades sur des lagons enchantés, on propose désormais un billet pour l’éternité à des prix modestes, défiant toute concurrence. On admire le ciel avant de se ruer chez le banquier pour payer la grande traversée sans retour. J’imagine les débats enfiévrés des publicistes avant de parvenir à cette proposition commerciale, si savamment éthérée.
30 octobre 2019 — Septième quatuor de Beethoven. L’adagio : invitation à franchir la porte, à suivre celui qui appelle avec une irrésistible douceur. Là est l’enchantement du monde, son dévoilement, dans ce chant pressé de confier son secret. Comme à chaque fois, il me suffit de quelques notes pour que s’écroulent aussitôt tous les faux-semblants et que me soit rendu le pays perdu. Vision à la fois exquise et douloureuse qui s’offre en s’épuisant. Rien ne peut faire que de cette déchirure dans un ciel plombé, la vraie lumière ne me soit parvenue. Tout n’est que voyage sur cette terre, confie ce chant pressé de retrouver l’invisible. On écoute : la levée d’écrou approche. Tintement d’un jeu de clés devant la porte ; puis les pas s’éloignent, le silence retombe.
31 octobre 2019 — Jour gris qui se creuse pour rejoindre les trépassés. Avec une constance remarquable la Toussaint, couleur de cendres, frappe aux vitres glacées. On se rencogne, on se blottit comme un enfant surpris par un maître trop sévère. Sans regrets, ni larmes, sans requête, sans attente, on se fait oublier. Novembre disperse ses chrysanthèmes, fleurs incertaines, pressées de quitter les trottoirs pour submerger les tombes. Je regarde tout ce gris. La vie frissonne, non pas d’épouvante, mais comme ces feuilles qui prêtes à tomber, hésitent, s’agrippent aux branches. J’aime ce temps de lumière voilée, cette indétermination à la frontière des mondes. Les bruits s’estompent. Le silence est une absence douce. Au fond du brouillard : la mort, pâle présence, soleil dormant. On la pressent, on l’ignore. Plus ténue encore, la vie engourdie se terre, s’efface. S’installe un étrange équilibre entre deux forces antagonistes qui font semblant de pactiser. Je ne suis pas dupe, mais souhaiterais que se prolonge cette indécision apaisée.
Encre de Chine, © Renaud Allirand, 29 x 21 cm, juillet 2011 ?
[1] Georges Bernanos, Dits et maximes présentées par Gérard Bocholier, Arfuyen, p. 137
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