Dans la forêt des jours*
Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à l’automne 2019. Chaque parution est accompagnée d’une œuvre de Renaud Allirand.
*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à l’envers en 2018
Dans la forêt des jours, 8 et fin
24 décembre 2019 — Encore une nuit, un soleil, un Noël. J’égrène incrédule le rosaire des saisons et des jours. Rosaire est trop religieux pour ce décompte désenchanté. Mieux vaudrait parler de ritournelle qui ressasse sans vergogne son refrain. C’est cela qui souvent m’enrage : le sentiment d’assister impuissant à la fuite du temps, tel un chasseur embusqué qui manque toujours sa proie. Je connais si bien la réponse : enracine-toi au plus profond qui jamais ne varie. Hélas ! les mots frémissent et s’effritent à la surface de ce lac pur et immobile. Ils s’y perdent et j’en vois se refermer les ondes sans que rien ne change. Pour cacher ma déception, j’ai encore recours au langage : j’agite ses osselets, je parie sur une surprise à venir. Quand elle advient, j’en déchire le cornet pour ne trouver à l’intérieur que la même complainte, — fœtus desséché qui refuse de s’extraire. Mais, suffit ! Une belle lumière d’hiver remplit cette pièce où je déverse ma bile. Elle m’envahit, me redresse. Le vieux cauchemar s’effrite. Nul besoin de papier surprise. Il suffit que le ciel se déverse sur les toits de Paris. Les embryons morts regagnent leur enfer. J’ai gagné la délivrance d’une heure libre et vagabonde comme la sonate de Scarlatti que j’écoute. Elle proclame sa joie de vivre en bondissant de notes en notes. Tout est bien.
— Plus tard : longue promenade dans Paris. Nous descendons sur les quais de la Seine et déambulons longuement en passant sous le pont Alexandre III. Le fleuve en crue remue ses eaux boueuses et menace les berges. Frappés par un rayon de soleil, émergent dans le ciel orageux, en haut de leur colonne, les quatre Pégase dorés, retenus par autant de déesses brandissant une trompe ou une épée. Vus de très bas ils semblent pris dans un tourbillon de lumière, avant de s’envoler. Les bruits de la ville parviennent assourdis. Nous passons devant des péniches désertées. Si près du fleuve, il n’y a presque plus personne. Bonheur de marcher avec Renaud dans cette ville dont je suis, depuis toujours, amoureux. Mon humeur mélancolique semble définitivement évaporée. Un définitif bien provisoire, je le crains. Épuisés, nous finissons par attraper un bus bondé. Un noir au bond sourire me laisse sa place. Les africains sont les seuls à faire preuve d’une telle prévenance, car ils ont été élevés dans le respect des ancêtres. Leur courtoisie me touche beaucoup.
25 décembre 2019 : Noël à Ondreville — Retour vers 15 heures dans notre vieux village après deux mois d’absence. De ma fenêtre, je vois à travers les branches du sapin devenu transparent, une large bande violette qui partage le ciel : au-dessous une frange dorée mêlée d’un bleu sombre, au-dessus l’azur encore très clair où s’effrangent deux légers nuages. Le plus étrange c’est ce large ruban lie -de vin qui ne cesse de s’élargir et d’envahir l’espace pour progressivement s’assombrir. C’est une couleur peu commune qui vire au gris, une peau de serpent avec des écailles rougeoyantes qui ne cesse de s’allonger et de tout dévorer sur son passage. Le temps d’écrire ces mots, la lumière a été engloutie et tout reprend sa place : l’arbre noir au premier plan et, derrière lui, écrasant les dernières lueurs, la grande masse sombre qui n’est plus qu’une ombre pesante, bientôt confondue à la nuit.
29 décembre 2019 — Retour d’une longue promenade en forêt de Fontainebleau. Nous découvrons de nouveaux chemins aux noms affligés : route des adieux, des pleurs, qui débouchent sur une allée du mystère avant de s’aventurer dans des ailleurs mythologiques : route des dryades — jolies nymphes des chênes — ou de Cythère, puis, épuisés par tant de détours, renoncent et se déclarent : route sans nom. Toutes ces étapes franchies, on débouche enfin sur la route de la Beauté.
Nous déambulons longuement parmi les hautes fougères rouillées, les mousses toutes neuves, d’un vert éclatant et les grands arbres défeuillés aux gestes tourmentés qui semblent en procès avec le ciel. Au fond d’une allée très sombre, la lumière blanche se met à rougeoyer à notre approche comme du verre en fusion sorti du four. Soudain, un peu à l’écart, émerge un étrange échafaudage de roches en forme d’abri où, en nous courbant, nous découvrons des incisions rupestres de signes néolithiques, étrangement proches de certaines gravures contemporaines. Renaud pousse des cris de joie comme s’il venait de découvrir la tombe de Toutankhamon ! Peu de choses ont dû changer dans ces sous-bois depuis l’époque où les premiers hommes se pressaient autour du feu, devant ces cachettes de silex, si mal protégées du froid.
Nous rentrons sous un soleil nappé de brume. Soudain, au bord de la route déserte, une croix de buis, des couronnes de fleurs encore fraîches, un prénom sur un panneau : Nicolas, 24 ans. Nous n’en saurons pas plus, mais cela suffit pour assombrir ce beau dimanche. Silencieux, près de celui que j’aime, je mesure le bonheur qui nous est donné de vivre encore ensemble. Tout cela, devenu soudain si fragile, suspendu à un caprice du destin, à un souffle. Est-ce pour cela que je tente, sans y croire, d’éterniser ces instantanées du temps qui fuit ? Pour le meilleur ou le pire : rendre grâce d’avoir vécu.
Instants que Jaccottet décrit admirablement : Je sais…que j’ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité. Et plus loin : … dans toute l’étendue, l’heure de l’éternité qui bat dans des cages de buée[1]. Je ne connais rien de plus beau que ces derniers mots.
1er janvier 2020 — L’année nouvelle fait son entrée sans gloriole. Grise, effacée, elle s’infiltre comme une mendiante qui ose frapper au portail. Je préfère l’imaginer en fée capricieuse qui tient serrée contre son cœur un trésor caché. Que nous réserve-t-elle ? Chacun fait des vœux à sa façon, comme on jette du sable aux yeux d’un animal imprévisible pour aveugler sa colère. Le monde n’a pas changé depuis hier. Après une nuit endiablée d’alcool et de pétarades, il se réveille la gueule de bois, traînant sa besace d’infortune. Le Président a fait son numéro à la télévision, promettant des jours meilleurs. Que pouvait-il faire d’autres ? Les uns ricanent, les autres applaudissent. A ce jeu de dupes, chacun tient sa place comme il se doit. Élargissant le cercle, le monde crie au feu (incendies apocalyptiques en Australie), à l’ouragan, aux dérèglement climatiques. Les enfants s’égosillent en faisant la grève de l’école pour alerter les puissants qui, le nez dans le sable, se réjouissent des progrès de la Bourse. Mais, à quoi bon dévider cette recension des alarmes ? Je regarde le ciel qui refuse de se dérider. Mes arbres eux-mêmes prennent un air éploré et piquent du nez honteusement. Chacun fait étalage de morosité dans cette lumière sale. Pente trop facile que je suis tenté de suivre, mais un sursaut de colère me redresse : cette heure a beau se couvrir de cendres, elle ne me sera pas ôtée. Il faut la regarder autrement : dans cette grisaille pointe, imperceptible, une nuance rosée, les arbres repliés sur eux-mêmes écoutent monter leur sève des profondeurs du sol. Dans ce silence maussade, la gestation de la vie hivernale se déploie. Pourquoi suis-je si sensible aux apparences ? Tant d’années derrière moi devraient me prévenir contre ces caprices des hommes, de l’histoire et du temps. A quel rêve insane de stabilité suis-je demeuré accroché ? Tout bouge, tout change à chaque instant, je le sais. De même, je n’ignore rien de la fragilité de tout ce qui m’entoure.
Que fais-tu de cet îlot au milieu des tempêtes, où tu reviens toujours t’amarrer ? Pourquoi renies-tu si follement l’espérance qui t’habite ? La vie n’est qu’un songe plein de bruits et de fureur, tu le sais depuis toujours. Mais pourquoi faire de ce monde mouvant un monde désenchanté, pourquoi rejeter l’amour qui porte ce rêve ? Dehors rien n’a changé, hormis un souffle de l’air qui fait frissonner le noisetier. C’est le signe imperceptible d’un acquiescement à la force qui nous habite.
9 janvier 2020 —… Épuisé, ne sachant comment calmer l’agitation de ces dernières heures, après avoir reçu quelques patients, j’écoute les Variations Goldberg, jouées par Alexandre Tharaud. Quelques notes suffisent pour apaiser la tempête. N’ayez pas peur ! adjure celui qui est monté sur la barque. Et voici que sur les eaux calmes, la lumière recommence à briller. Comment ne pas s’émerveiller de cet allègement ressenti jusqu’au plus profond de soi-même. Cette musique qui poursuit son fil de joie à travers le rigoureux maillage d’infinies variations, me dépose anéanti sur sa grève. Les vagues se succèdent, murmurant leur consentement à l’amour qui les soulève. C‘est beaucoup plus qu’une prière, c’est une réponse en forme d’action de grâce qui balaye tout sur son passage, me dénude et m’emporte. Il ne s’agit nullement d’une fuite exaltée vers un ailleurs imprévisible, mais du présent débarrassé de sa gangue, devenu attentif et prévenant, qui se dévoile. Bach — sourcier des eaux dormantes — n’en rajoute jamais. Cette musique ne déchire pas le ciel, elle s’infiltre comme l’aurore pénètre insidieusement la nuit. Alors je devine qui est là, fidèle, depuis toujours.
11 janvier 2020 — Tard : une journée encore, écoulée, disparue. Par rapport à ce constat banal, deux réactions opposées sont possibles : la plainte de l’avare dépossédé ou la liberté acquise en cet allégement de soi-même consenti. Vivre c’est cela : la voltige d’un grain de poussière dans la lumière, le frémissement de chaque instant qui est aussi une visitation. Ce sentiment de plénitude se concilie étrangement avec celui de la perte. Comme si je devenais de plus en plus riche de ces heures mal ou bien traversées. Ainsi, l’écume de la vague qui brille sur la plage quand le reflux est amorcé. Je suis riche, non pas des objets vainement accumulés, mais de ces frôlements du temps qui m’épurent, me délivrent de l’accessoire, me ramènent à l’essentiel. Oui, le temps s’en va et ma vie avec, mais c’est comme si ma barque, devenue de plus en plus légère, trouvait un nouveau tempo pour bondir vers l’horizon qui se rapproche. L’expression musicale me semble juste pour décrire ce que je ressens ce soir. C’est un étrange jeu de qui perd gagne. Progressivement tout ce qui m’est enlevé m’est rendu transformé. En est-il de la vie humaine comme du passage de la chenille au papillon ? Comme elle semble soudain ingrate cette mue que l’on abandonne derrière soi, quand déjà se défroissent les ailes engluées d’une très longue attente ! J’écris ces choses sans trop oser y croire, probablement entraîné une fois de plus dans la spirale ascendante de Bach que j’écoute sans me lasser pendant que je laisse courir ma plume.
22 janvier 2020 — Mieux que tout autre essai d’écriture, la poésie me révèle impasses et ornières, les infranchissables du désir. En ce domaine, le moindre effet, la moindre facilité de langage, fait tache et dénonce le gribouille qui a osé se faufiler dans l’enceinte sacrée où chaque mot célèbre le silence. C’est cette vibration du silence à peine effleuré par le langage qui enchante la poésie. Qui a pressenti cet accord du feu et de la glace, ne peut poursuivre sans avoir constamment l’impression de profaner la pureté d’un très fragile équilibre. Il faudrait que les mots se fassent musique afin d’échapper au piège du signifié. D’où la tentation d’accorder tout l’espace au signifiant, détaché de toute appropriation. Du Bouchet n’a cessé de chercher ce suspens dans la vacuité du sens. Son poème : Dans la chaleur vacante reste à mes yeux la plus haute tentative pour rendre à chaque mot son nimbe de silence. Un pas de plus et c’est l’effacement de tout signe, la page blanche qui n’enferme plus rien, ouvre l’espace infini. Je reconnais le même désir d’absolu, le même effroi devant la souillure de toute projection humaine dans certaines recherches artistiques, telle celle de Marc Rothko, par exemple.
Est-ce pour cela que je suis le plus souvent attristé par mes tentatives poétiques ? Où je croyais m’être emparé du duvet des anges, c’est un piteux manteau qui tombe à mes pieds. J’ai souvent remarqué que l’abus des mots rares et précieux entraîne le même désastre que des vitraux du 19ème siècle transposés dans une église romane : ils fracassent son harmonie. Il faudrait écrire avec l’exigence de dépouillement et la nécessité d’un Soulages pour l’abbaye de Conques.
— Un souvenir qui s’ignore de Patrick Corneau[2]. Depuis quelques jours j’en tourne les pages avec un bonheur sans cesse renouvelé. L’écrivain avance « à sauts et à gambades », écrivant, comme Montaigne, en marge de ses livres amoncelés. Regard acéré, intelligence toujours sur le qui-vive, il se tient en retrait sans rien perdre des turbulences et des impasses de ce monde. Avec une grande élégance, sans se mettre en avant, par modestie ou pudeur, il se dévoile à travers ses exercices d’admiration. Ses innombrables lectures dénoncent mon ignorance. Chacune de ses citations m’invite à découvrir un nouveau livre et parfois à en éviter d’autres. « Être dans le vent », le met en fureur : Ne jamais l’être si l’on veut durer. Jean Guitton ne disait-il pas que cela prédispose à un destin de feuille morte ?[3] Cet écrivain qui m’est si fraternel me touche par la grâce de son style, autant que par son érudition qui me donne le vertige. Impossible de tout citer, mais comment ne serais-je pas sensible à des descriptions comme celle-ci : Une brise légère venait de la mer apportant avec elle l’écho étouffé du ressac et l’odeur épicée des tamaris… Cet homme si aimant, si prompt à s’oublier devant ceux qu’il vénère, peut sortir de son carquois des flèches acérées. Le passage à la télévision d’une certaine Nathalie N. est un passage d’anthologie dans son genre. La verve caustique de Mauriac n’est pas loin. Et comment ne pas acquiescer quand il épingle l’usage détourné de certains mots. Ainsi, ironise-t-il : « on gère » aujourd’hui un enfant, mais aussi une séparation, un deuil, les difficultés du jour. De fait, le vocabulaire marchand gagne ce qu’il y a en nous de plus intime, de plus obscur[4]
Ce livre s’inscrit dans la grande tradition des moralistes et pamphlétaires français. De Montaigne à Voltaire, sans oublier Diderot ou, plus proche de nous, le Journal de Jules Renard. Mais la mélancolie de Rousseau n’est jamais très loin, celle de Cioran ou Ionesco, non plus. Pascal accompagne, lui aussi, la méditation de ce penseur qui se remet très mal de l’effacement de Dieu en ce monde. Je retiens, très précieusement, ce qu’il écrit d’Etty Hillesum, dont il cite et commente longuement la bouleversante « Prière du dimanche matin », que j’évoque moi-même si souvent, depuis que je l’ai retrouvée récemment dans le petit livre paru chez Arfuyen. Ces concordances de pensée me touchent beaucoup.
Patrick Corneau utilise les citations comme un peintre les couleurs pour son tableau. Par touches successive, à travers ses admirations et rejets, se révèle l’auteur. A la fin, de façon très élégante, c’est son autoportrait que l’on découvre. Visage très aimable et vulnérable, avec tous les élans d’une enfance secrète et préservée. C’est un livre qui n’a pas trahi le désir profond qui, masqué derrière tant d’ouvrages, se dévoile si humain et très proche, avec beaucoup de générosité et de discrétion. Je garderai près de moi ce livre si dense en réflexions, si vibrant d’émotion, si soucieux de partager la beauté de ce monde et de combattre ceux qui s’acharnent à la détruire. Voix rare et secourable qui crie encore dans ce désert où, éloignés des grandes routes, quelques assoiffés ne désespèrent pas de trouver un puits.
— La poésie est ennemie de la hâte et jaillit parfois à l’improviste, telle une source après un long cheminement invisible. Je souris de cette métaphore usée jusqu’à la corde, mais à laquelle je reviens toujours. Bel exemple de ces ornières, de ces enlisements auxquels j’ai tant de mal à échapper. On m’a montré récemment des poèmes d’enfant d’une grâce absolue. Comment retrouver une telle liberté, une si grande économie de moyens, une telle transparence devant la lumière du monde ? Oser encore. Guetter le duende, jusqu’à la fin.
[1] Philippe Jaccottet – Paysages avec figures absentes – Oiseaux invisibles
[2] Patrick Corneau — Un souvenir qui s’ignore — Editions Conférence
[3] Idem - p. 71
[4] idem- p.139
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