Poezibao publie aujourd’hui la dernière contribution de la série autour du thème « A quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ? » grâce à Jean-Pascal Dubost qui en a eu l’idée et qui en a assuré la réalisation.
Disputaison n°2
« À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ? »
13. Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson, Editions La Coopérative
La question que nous nous avez posée comporte deux verbes qu’il faut, de toute évidence, distinguer. On édite de la poésie, c’est un fait. On en édite même beaucoup. La vend-on ? Fort peu. La relative vitalité de l’édition de poésie en France (et dans bien d’autres pays) est une énigme. Même si ce secteur ne concerne qu’un nombre infime de grands éditeurs, même si la presse littéraire ne lui fait qu’une place très réduite, même si seule une minorité de librairies lui consacrent un rayon, la poésie est publiée, au mépris dirait-on de toute logique économique, par un grand nombre de petits, voire de très petits éditeurs, hors de tout calcul de rentabilité. Il faut donc croire qu’elle répond à un besoin. Votre double question (à quoi bon éditer et vendre la poésie) en contient donc une troisième, implicite : à quoi bon la poésie, tout simplement ?
Commençons par la nécessité de l’éditer. Un grand nombre de poètes majeurs n’ont été, de leur vivant, ni édités ni vendus. La plupart des grands poèmes de Hölderlin moisissent pendant plus d’un demi-siècle dans un panier d’osier avant d’être enfin édités, à partir de 1913, par Norbert von Hellingrath. Ils ont bien failli être perdus. Les Illuminations de Rimbaud échappent de peu à la destruction ; faute d’édition du vivant de l’auteur, nous n’avons aucune certitude sur l’ordre des poèmes, et nous savons qu’il nous en manque. Les derniers poèmes de Mandelstam n’ont eu pour support, jusqu’à leur publication, que la mémoire de son amie Anna Akhmatova et de son épouse Nadejda Mandelstam, qui en ont assuré la publication en comparant leurs versions lorsqu’elles purent enfin se revoir, à Paris, au temps de la déstalinisation. Et l’on pourrait allonger la liste. Pour quelques poètes reconnus et célébrés de leur vivant, que de poètes dont le nom est passé inaperçu de leurs contemporains et dont l’œuvre a failli disparaître…
A qui prend conscience de ce fait, la nécessité d’éditer les poèmes, dans un pays libre, ne peut plus guère faire de doute. Éditer des poèmes, c’est déjà les sauver de l’oubli. Les faire exister sous une forme moins fragile que celle du manuscrit. C’est leur permettre d’être lus tels que leur auteur a voulu qu’ils le soient. La Saison en enfer de Rimbaud a été imprimée, bien qu’elle n’ait jamais été mise en vente. Cela confère à ce texte une « stabilité » que le reste de son œuvre n’a pas. Un texte édité, conservé dans des bibliothèques, qui circulera longtemps de lecteur en lecteur, y compris chez les bouquinistes, c’est une chance supplémentaire donnée à une œuvre de survivre, d’être un jour appréciée comme elle le mérite. Cela n’arrive presque jamais immédiatement.
Bien sûr, éditer, ce n’est pas seulement imprimer. C’est aussi amener le livre vers des lecteurs. C’est ce travail que font les éditeurs de poésie, et qui correspond au deuxième terme de votre enquête. Diffuser le livre, le « vendre », le faire lire en tout cas : travail difficile, parfois décourageant. Il faut bien se persuader que le nombre des lecteurs ne compte guère, au moins dans un premier temps. Un poète n’est le plus souvent lu que tardivement. Pour qu’un poète accède à une certaine notoriété, il faut que soient réunies certaines conditions historiques ou conjoncturelles qui ne le sont que rarement à l’époque moderne en Europe. Ce qui arrive au poète n’est d’ailleurs jamais d’être célèbre, mais il peut devenir glorieux. A la fin de sa vie, Yves Bonnefoy n’était pas « célèbre » comme le sont des acteurs ou des présentateurs de télévision. Mais il était glorieux, et dans le monde entier. La célébrité se mesure, elle est relative ; la gloire se constate, elle est absolue. Tôt ou tard, un poète vraiment grand devient glorieux. Mais ce n’est pas forcément de son vivant. Toute grande œuvre crée son public, et ce n’est pas seulement vrai en poésie. Or cela peut prendre du temps.
Le problème économique de l’édition de poésie est donc simplement de faire en sorte que le livre publié reste assez longtemps disponible — des années, des dizaines d’années même — pour finir par trouver ses vrais lecteurs. Le poète, plus encore que tout autre écrivain, ne rencontre jamais un lectorat déjà constitué.
Quand le nombre des lecteurs est réduit (ce qui est loin d’être le cas seulement pour les livres de poésie, mais pour tous les livres où le souci de la forme est primordial), il faut recourir à des ruses. On les connaît : elles vont de la souscription par les amis de l’auteur et de l’éditeur, à la simple décision de limiter les tirages et de publier parallèlement des livres susceptibles de mieux se vendre pour assurer l’équilibre de la maison. La Coopérative a fait dès le départ le choix de faire confiance aux libraires et de ne pas recourir à des circuits parallèles, ni aux souscriptions, ni à la vente directe, malgré les difficultés que cela comporte. C’est un pari difficile qu’il ne sera peut-être pas possible de tenir durablement — il est trop tôt pour le dire. Mais il existe encore en France une soixantaine de libraires passionnés, peut-être même un peu plus, qui savent que la poésie est importante, et qui attirent vers elle des lecteurs curieux. C’est plus qu’il n’y en a sur tout le territoire des Etats-Unis, où une grande partie de l’édition de poésie est assurée par des universités. Il n’y a donc pas lieu d’être trop inquiet sur la lecture de la poésie en France. Elle y occupe une place réduite mais tenace, d’autant qu’il est tout à fait normal, pour quelqu’un qui aime la poésie, de lire plus de classiques que d’auteurs contemporains. On devrait toujours, dans les statistiques sur la poésie, compter la lecture des classiques, et l’on s’apercevrait que les ventes, toujours trop faibles, ne sont heureusement pas si réduites. En outre, le temps de la diffusion du livre de poésie ne peut pas être celui du roman. En dépit de l’existence de quelques prix, il n’y a pas vraiment « d’actualité » brûlante en matière d’édition de poésie, et il faut s’en féliciter. Mais il faut aussi que l’éditeur crée les conditions pour que cette « vie lente » du livre dont a si bien parlé Jean-François Manier, le fondateur de Cheyne, reste possible. Cela passe surtout par des liens de confiance avec les libraires qui font l’effort de maintenir un fonds.
Ce que risque la poésie, à vivre ainsi d’une vie souterraine, clandestine, c’est bien sûr de s’enfermer dans des ghettos, des chapelles où l’on se congratule entre soi. Le fait que la poésie soit devenue un phénomène « culturel » parmi d’autres lui vaut, il est vrai, de drainer quelques subventions ici ou là. Mais cela n’affecte pas en profondeur la vie de la poésie, en dépit de la place prise par certaines manifestations plus ou moins officielles ou certaines anthologies assez fortement subventionnées. Ce sont là des phénomènes superficiels.
Que la poésie continue, qu’il n’y ait aucune raison de désespérer de l’avenir ni même du présent, c’est notre conviction, c’est la raison même de notre entreprise. Il est plus que probable que de grandes œuvres sont en train de naître dans l’ombre, qui apparaitront tout d’un coup avec évidence. Le vrai visage d’une époque ne se dessine qu’a posteriori.
Quant à l’utilité de la poésie elle-même, cette question que nous croyons entendre sous celle que vous nous avez posée, il en va d’elle comme de la lettre volée chez Edgar Poe : elle est tellement en évidence que personne ne la voit. Une langue dans laquelle on n’écrit plus de poèmes est une langue morte. Elle reste en vie tant qu’elle a une poésie, et seulement dans la mesure où elle en a une. C’est bien pourquoi, là où des pays sont menacés dans leur survie même, on se tourne d’instinct vers les poètes, comme on le fit en France pour la dernière fois sous l’Occupation — mais comme on le fait aujourd’hui encore dans bien des pays qui traversent une crise. On se souvient alors de l’existence des poètes. Le reste du temps, ils sont là, cachés. Qu’ils le soient moins serait évidemment souhaitable.
Mais si chaque poète appartient à sa langue, c’est aussi par lui et seulement par lui que cette langue accède à l’universel, parce qu’elle prouve par sa poésie, si cette poésie est vraiment poésie, qu’elle est une manière d’habiter le monde. Allons plus loin : sans la poésie, le monde serait à peu près invivable. Bien des gens ignorent que le mal dont ils souffrent est tout simplement de ne pas savoir comment satisfaire le besoin de poésie qu’ils ressentent au fond d’eux. Ils éprouvent ce manque, mais ils ne savent où le combler et se contentent de substituts. Tout ce qui peut être fait pour que la présence de la poésie soit remarquée est donc bénéfique, pourvu que ce soit sans concessions à la mode et aux logiques médiocres relevant de l’opération publicitaire.
Tout cela mériterait sans doute encore bien des pages, mais peut-être suffit-il, dans un premier temps, de l’avoir dit ainsi.
La Coopérative :
Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson
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