Pascal Quignard : le langage est sauvé par l’abîme
On perçoit l’approche d’une crise dépressive à la sorte de distance qui s’établit entre le corps et le réel. [...] La crise d’angoisse est une effervescence si violente qu’elle ne permet plus aux sens de percevoir nettement ce qui d’ordinaire tombe sous leur emprise et qu’elle inverse et renverse tout avant de s’effondrer dans l’extrême impuissance et la mort anticipée et comme prématurée. C’est alors que la langue doit être nettoyée, et non pas omise. Comme la vue est nettoyée par le rêve. Comme le sexe se redresse et se cabre au gré des images involontaires que le démon qui nous est personnel suggère et ranime et attise par chance au cours de chaque nuit. Comme le corps est évidé et recreusé par la faim au terme de chaque somme. L’âme doit être mise au propre par la vieille détresse vitale natale. C’est son cri qu’il lui faut restaurer et non pas son silence. [...] Seule la langue écrite avec soin a le pouvoir de se déplacer plus loin que la mort qui, elle, pour l’instant, cloue sur place ce corps dans la sidération et le langage devenu insignifiant. Pourquoi hâter cette mort de toute façon si proche et si inévitable ? Pourquoi en venir si vite à l’hypothèse du silence ineffable ou sublime alors qu’un tout autre silence, un silence second, un silence augmenté du langage mis au silence, le silence de l’écrit vient rejoindre le silence de l’enfance et même recouvre en partie l’absence de source sonore qui précédait l’enfance ? Plus encore : écrire précipite l’arrêt de la voix qui viendra sûrement dans la mort. L’écriture précipite : loin de hâter cette suspension, elle l’incarne. Elle a le pouvoir d’émotion et de chair. Elle l’objective. [...] La rhétorique (pour l’usage de la langue) n’est pas un rempart. Le suicide (pour le cours de la vie) n’est pas une barrière. La littérature n’est ni une muraille ni une citadelle ni une digue : la langue orale suicidée et mise au silence dans la lettre est une porte qui s’ouvre très loin au-delà du groupe. C’est sur le champ une exploration, un espace neuf, un estran, un rivage. [...] Songez que les mots n’abandonnent que ceux qui les ont évidés et comme dévitalisés. Et si les mots résistent à ceux qui sont en train de parler : jamais à ceux qui écrivent. Ceux qui écrivent ont tout le temps pour reprendre leur phrase, ont tout le temps pour ouvrir leurs lexiques, leurs atlas, leurs chronologies, leurs dictionnaires, ont tout le temps pour recourir à leur ancien manuel de grammaire tout dépareillé, qui date de la fin de leur enfance, ont tout le temps pour revisiter, pour redonner vie, pour reétymologiser, remanier, corriger, surprendre. Ne cherchez pas l’immobilité terrible des roches et des granits. Je connais que la peur que l’âme soit un fantasme est fondée. Oui, l’âme, l’idée de soi, n’est qu’un fantasme comme le mot Je n’est qu’une « personne grammaticale » au sein du dialogue qu’il engage avec Tu, qui n’est qu’un autre Je, où les corps du groupe se combattent entre eux en s’échangeant des « personnes grammaticales » qui sont, oui, elles aussi, en effet, des mirages et qu’ils prennent pour eux-mêmes comme des substances réelles. Mais à l’intérieur de la littérature, c’est cette lutte qui se défait, c’est ce dialogue qui se décompose, c’est l’oralité et le sens qui en provoquait le gémissement ou le vacarme qui se ruinent, se disloquent, s’émiettent, se dissipent. C’est ainsi que la torpeur ne nous jette pas à l’amont des langues et que le mutisme héroïque ne rouvre pas la porte du Jardin du Paradis. [...]
Lors, la langue, faute qu’elle soit l’élément originel de l’âme, ne peut être mêlée à l’eau du premier monde.
Elle n’est qu’un médium, une méditation, un tiers, un tissu, un textum, un artifice, les deux vantaux d’une porte, la barque et sa longue perche, la plume, l’aile, le transport.
De là le travail sans fin puisqu’elle a été acquise au cours d’un travail qui a duré six ou sept ans, et qu’elle n’est jamais tout à fait possédée par celui qui a suffoqué en elle à l’issue du silence et de l’ombre et de l’eau et de la solitude et de la détresse natale. De cette détresse jamais vous ne serez exempt. Jamais aucun homme qui a appris à parler ne sera intact de cette emprise où il s’est subordonné de toute son âme. [...]
Nous criions en nous hissant de l’eau de notre mère. Nous commençons par crier en nous asphyxiant subitement au débouché de ses grandes lèvres, nous dégageant du buisson animal qui les dissimulait en partie. Nous criions en glissant sur ses cuisses nues, trempées et pâles. Nous parlons bien plus tard, un peu, très peu, et peu à peu, en maîtrisant plus ou moins ces grandes haleinées originaires, en découpant ces cris spécifiques, en nous éloignant progressivement de cet univers sauvage, odorant, nourrissant et jaloux.
Reste que nous suffoquons.
Vous vous êtes ensablé. Philip Lord Chandos, vous êtes resté avec Épicure, vous êtes resté avec Ménédème, vous êtes resté dans la peur, sur la rive de l’île des Phéaciens, dans la sécheresse du vent, dans les granits et les roches désertes, dans la poudre du sable sans fin. Vous avez plongé votre visage dans ce sable. Mais même les navires, les caravelles, les tialques des Flandres, les péniches de mer, quand ils sont pris dans les tempêtes, peuvent être sauvés par l’eau qui les soulève et grâce au vent qui les menace. Ainsi le langage est sauvé par l’abîme.
Pascal Quignard, La Réponse à Lord Chandos, Galilée, 2020, p. 34-47.
Choix de Jean-Nicolas Clamanges
Commentaires