L'étrange titre de ce recueil résume la finesse de l'œuvre, et la justesse de son auteur. "Sous une pluie drue", ce sont les choses comme elles nous arrivent : leur événement nous surplombe et nous contient. Le réel nous douche. "Près de la goutte d'eau", ce sont les choses comme nous les approchons et observons : leur substance est objet de libre examen et jauge. Nous nous faufilons à loisir dans les structures, les fonctions, les dimensions et les interférences de ce même réel. Le titre dit donc que la présence humaine est toujours simultanément les deux, passive et transie sous le sort dru, active et experte en détaillant l'Ouvert. L'expérience est à ce double régime ou rien. Dès qu'on est dans les choses mêmes, le meilleur et le pire sont risqués au présent :
"Passer la paume sur la table en rapportant les miettes au creux de la main, les disperser aux premières marches du jardin.
Je suis sorti de la phrase : je vais où l'on risque le bonheur à l'instant qu'il passe" (p. 44)
Avec trois éléments communs, nécessaires et invariants : un corps (le même est sous l'averse ou dans le vent et tient la loupe ou slalome entre les gouttes), le langage (les mots sont signes à la fois qui nous arrivent dans la langue et que nous déployons dans la parole), l'espace et le temps (le même "ici" est par exemple lieu qui m'accueille ou contient et depuis où j'appelle ou poursuis). On voit donc que ce poète est un penseur (et, avec Laurent Albarracin et Christian Viguié, un de nos décisifs poètes métaphysiques aujourd'hui), parce qu'il ose se confronter avec la nature du réel, la teneur propre des mots et la vie de la beauté. Avec, simplement, comme il le dit, "ce qu'il y a quand on y est" (p. 13)
"Il n'y a pas de point fixe dans l'universel écoulement. Nous sommes pris dans cette pulsation, nous battons avec. Nous en sommes" (p. 33)
Serge Núňez-Tolin est probablement un poète de la disponibilité, peut-être un poète de l'ascèse, mais d'abord et certainement un poète de l'immanence : tout vient du réel, y demeure et en dépend. L'impression dominante de tout ce qu'on lit de lui est : tout ce qui serait contenu dans le Tout sans être conditionné par lui est illusoire. Autrement dit : il n'y a, au monde, que des interventions intérieures à lui. Et l'intériorité consciente (le rapport à soi d'un sujet) elle-même n'est qu'une participation latérale ou transversale, l'effet local d'une réalité universelle qui donne sur elle-même, est aux prises avec elle-même, rejaillit de son propre cours, s'entraîne et se régule souverainement. Le Tout se suffit de se produire. Comme ...
"un silence plus grand que le nôtre. Un silence plus grand que les mots avec quoi on a voulu le cerner" (p. 50)
Cette tonalité unique et constante (celle d'un cosmos indigène et livré à lui-même) parcourt toute l'œuvre : le réel y apparaît et disparaît sur place, à mesure, et avec des moyens du bord strictement constitués et évacués sans atelier externe ni Providence.
"La vie témoigne d'elle-même, regard se regardant, parole se parlant. Ce que nous savons, inutile.
Poursuivre le paysage sur le chemin qui le traverse" (p. 64)
Le chant poétique de l'auteur n'est lui-même qu'un de ces êtres au milieu du monde, toujours empoigné, frotté, jeté, vrillé, bordé, entraîné ("la cognée du temps", "la butée des mots", le "pouls" des cloches - tout vibre de soi et pour soi dans un réel qui ne parcourt que les lignes dont il est formé), d'une parole à la fois empathique et nouée, dynamique et fatigable à force de ne résider elle-même que dans le grincement des jointures de monde, et des armatures de son mouvement. Une parole que son extrémiste attention à l'appel des formes qui se font et se défont, son obsession "d'agripper les choses par le cri qu'on leur lance" (p. 27), son extravagante posture de témoin et martyr de la "sympathie" cosmique ... à la fois dignifient, épuisent et purifient. Irrespirable densité des respirations mêmes :
"Près de la goutte d'eau sous une pluie drue.
Comme l'eau de la cruche, la mie sous la croûte, le silence réclame sa forme. Cet inconnaissable trempé dans la respiration" (p. 26)
D'une telle exigence de regard, d'une telle rigueur de voix, de cette sorte de pur militantisme ontologique de l'auteur, il semble qu'on ne puisse attendre ni la joie des étreintes, ni le clin d'œil convivial, ni la pause rayonnante de la beauté, et pourtant les efforts humains font ici maison commune, la valeureuse et autonome acrobatie de l'existence immanente (rejetant, on l'a vu, toute jonglerie avec l'au-delà comme transcendance clownesque) se sert de ses heurts comme d'étais, se relance de ses propres limites (comme on voyait chez Antoine Émaz) et transforme les rencontres de hasard en complices prodiges. Fraternités sensible, esthétique, sexuelle, alors des orphelins lucides de tout au-delà du Tout !
"La danse triviale du corps, le pas du vivant partout où il respire.
Comme une joie des matières - si l'on pouvait dire cela.
Une joie dans la matière que l'écho du vivant y aurait mise, violente et active, une danse élémentaire" (p. 48)
"Profonde minute où la beauté trouve sa nécessité : nous faire patienter d'être ! (...) La beauté, c'est le cœur qui respire" (p. 55 et 61)
"Comme l'étreinte des sexes, cette inépuisable arrivée, pourvu qu'elle soit ailleurs.
Tu me verras la langue entre les lèvres de ton sexe" (p. 45)
Cette unité dynamique du réel, on en a rarement eu chant si sobre et éclairant : ici, les choses s'attestent mutuellement, mêlent leurs histoires respectives, relancent leurs cartes de causes et d'effets dans la mène inlassable du devenir (les intempéries ont penché les piquets de la clôture, le tiroir s'est lissé dans ses glissières, le clou rouille dans l'éclat des fibres, le linge se fige dans le froid, le vent pousse la corolle et entraîne la tige, la lampe fait briller les mots écrits sous elle, le verre a ses fracas dans le container...) parce que l'espace n'a ni double-fond ni reposoir, et le temps ni raccourci ni prédateur :
"Le jour s'est arrêté ici, la nuit vient à son tour, les choses sont là, le monde tourne à ses affaires et la vie respire, l'inerte résiste, le temps passe par ici. Et le temps, nous le traversons à pied" (p. 32)
Ce remarquable poète a dans les mots (qui sont pour lui, conclut-il, "ce qu'il reste du sens impossible" p. 67) une confiance raisonnée, mais fertile, car son effort de toute une vie reste de "passer les mots par la prairie du réel" (p. 51).
"Confiance qui tremble. Y en a-t-il une autre ?" (p. 12)
Et puis, de toute façon ...
"Au moment de finir, c'est comme si l'on avait duré une minute. Avec celle-ci, on s'en ira" (p. 58)
Marc Wetzel
Serge Núñez Tolin - "Près de la goutte d'eau sous une pluie drue" - Rougerie, mars 2020, 72 p. 13€
Commentaires